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Lire Marivaux grâce à Pommaux

La rediffusion d’une ancienne version télévisée de la pièce de Marivaux Le Jeu de l’amour et du hasard [1] rappelle l’intérêt des adaptations pour la médiation des œuvres théâtrales du patrimoine vers les jeunes et le grand public. Par association d’idées, c’est aussi l’occasion de revenir sur un livre à part dans la bibliographie de Yvan Pommaux plus connu pour ses séries en bandes dessinées comme Angelot du lac, ses variations autour des contes avec John Chatterton, ou ses albums mythologiques.

Yvan Pommaux a conçu une BD à partir de La double inconstance, pièce de Marivaux créée en 1723, et cette adaptation, parue en 2004, offre une variante particulièrement intéressante aux jeunes lecteurs.

Pour cette adaptation en bandes dessinées, la pièce de théâtre subit une hybridation comme c’est également le cas des versions filmées de Marcel Bluwal avec un film pour la télévision des années 60. Hormis le fait que ce dernier a aussi adapté La double inconstance[2], il partage avec l’auteur-illustrateur le choix d’une  forme qui se place au service du texte car les deux adaptateurs cherchent à offrir un accès facilité au théâtre de Marivaux.

Et si après deux siècles de relatif oubli, le théâtre de Marivaux envoûte à ce point les metteurs en scène actuels ; gageons que cela ne tient principalement  ni aux personnages, ni aux situations, ni même aux passions, encore moins aux conflits qui n’éclatent jamais, mais à cet alliage subtil de violence et de retenue, d’aveu et de silence, d’idées et de sentiments, de mensonge et de vérité qui fait de chaque comédie de Marivaux une superbe conversation ininterrompue ».[3]  

 Les pièces filmées de Bluwal font référence parce qu’elles proposent une réalisation réaliste et sobre qui met en évidence le texte théâtral dans des décors naturels avec des comédiens dont les expressions sont captées parfois  au plus près par la caméra. Elles proposent une forme hybride entre film et théâtre qui démocratise l’œuvre, offrant l’accès au texte à des spectateurs souvent peu familiers du théâtre vivant. Confirmant qu’elles remplissent leur objectif, ces œuvres télévisées sont toujours proposées en extrait sur Lumni dans les ressources pour le public scolaire. Cependant, face à ces versions télévisées de qualité, représentatives d’une télévision qui a  plus de cinquante ans, les choix de réalisation, comme la distribution, parviennent-ils à séduire les jeunes d’aujourd’hui ? Car au défi de la langue théâtrale du 18ème siècle, s’ajoutent alors les codes et l’esthétique de la période d’adaptation, qui charment les spectateurs qui ont connu la TV des années 60, mais risquent de freiner l’adhésion des autres. On sait que le défi des médiateurs consiste à trouver des supports pour amener les nouveaux lecteurs à connaitre, et lire, ces classiques appartenant aux corpus scolaires quand ils ne peuvent bénéficier de l’expérience inégalable du spectacle vivant.  Mais il est avéré que les conventions du théâtre demandent aussi une initiation.

Sur ce point, Rue Marivaux de Yvan Pommaux propose une voie remarquable car l’auteur n’illustre pas seulement la pièce mais il se fait auteur-adaptateur quand il hybride BD et texte théâtral, conjuguant ainsi modernité et sobriété pour une initiation au théâtre. Pour adapter La double inconstance, le cadre narratif de la bande dessinée est aménagé car l’auteur joue avec plusieurs temporalités et place une scène dans l’album. Pour cela, un prologue de huit pages est ajouté, installant un contexte contemporain pour la lecture de la pièce qui est montrée en train de se jouer, en répétition puis face au public en toute fin. Car le récit s’ouvre avec une troupe d’adolescents qui se retrouvent au Centre culturel[4] pour préparer un spectacle théâtral.  Sur le chemin, garçons et filles se taquinent, se défient verbalement, s’affirment… dans une langue de jeunes du 21ème siècle. En cela les choix de l’auteur rappellent ceux du film L’esquive (2003) dans lequel, les relations entre ados semblent se superposer  et se prolonger dans le jeu des personnages de la pièce de Marivaux qu’ils préparent, révélant l’actualité des sentiments et l’universalité des enjeux de leur joute verbale. Cette ouverture, avec le contexte d’avant spectacle créée par Yvan Pommaux, est l’occasion de transmettre aussi les invariants du théâtre -une scène, une troupe d’interprètes et un texte – présentant aussi, grâce à ce procédé, les personnages et la distribution de la pièce.

À partir du moment où la répétition commence, le texte de La double inconstance peut être lu dans les bulles de la bande dessinée jusqu’au salut final en fin de représentation. L’unique interruption marque un bref arrêt dans le jeu pour  mentionner un choix de mise en scène avec une coupe dans le texte. En effet, Yvan Pommaux a choisi de retirer un passage du deuxième acte que de nombreux réalisateurs contemporains abandonnent[5] et qui, selon plusieurs spécialistes, aurait été ajouté au texte de la première création de la pièce. À cette exception, le dispositif d’adaptation respecte le texte de la pièce dont les planches de BD présentent la mise en scène intégrale.

L’adaptation aménage ainsi  le texte théâtral  en retirant plusieurs de ses caractéristiques formelles.  Comme les cases montrent le texte joué sur scène,  le nom des locuteurs et les didascalies sont épargnés au lecteur. Et l’enchainement fluide et continu de la répétition dans la BD efface le découpage en actes et scènes. Donc il s’agit bien du récit dessiné d’une pièce de théâtre jouée, les différents types de bulles permettant de distinguer les réparties des pensées des personnages. Les planches animent alors la répétition théâtrale de cette troupe amateure en jouant sur la dynamique des cases pour faire vivre le dialogue et le jeu des acteurs.  Proche d’une adaptation filmée, la BD apporte du sens au texte joué grâce aux plans frontaux de la scène alternant avec les plans rapprochés et des montages champ/contrechamp pour les face-à-face,  aparté et monologues. La grande majorité des pages offrent un arrière-plan épuré, sans décors ni costumes, centrant l’attention sur les personnages et leur texte, démontrant que les paroles, chez Marivaux, « sont la matière de l’action dramatique, la trame même »[6]

Les choix graphiques de l’illustrateur sont  économes en moyens pour laisser aux bulles de texte, donc au texte de Marivaux, la part centrale.  Ce dernier avait insisté sur sa volonté de restituer « le ton de la conversation »[7] avec un certain naturel, sachant que ses personnages peuvent être considérés  comme des « êtres de langage » dont le lecteur -ou le spectateur- peut comprendre les sentiments et les intentions. Les dessins des cases permettent de scénariser ces paroles et de convoquer l’humeur des personnages grâce à une gestuelle qui laisse percevoir leur état émotionnel et charge de sens les dialogues. La majorité des cases, juste cadrées par quelques lignes pour la scène et les rideaux qui la délimitent,  offrent des dessins épurés qui mettent en évidence cet indispensable jeu des acteurs. Tout en sobriété, Yvan Pommaux reprend une technique de dessins cernés,  ici colorés uniquement avec des surfaces grisées (par Nicole Pommaux). L’illustrateur trace les silhouettes des comédiens avec un réalisme stylisé qui paraitra familier aux lecteurs de ses bandes dessinées car la troupe d’adolescents partage de nombreuses attitudes et expressions avec la jeune Marion Duval de sa célèbre série. Ces silhouettes contemporaines aux allures et expressions naturelles contribuent à relier la langue du théâtre de Marivaux et les relations quotidiennes des jeunes aujourd’hui.

Plus encore qu’une véritable mise en scène par la bande dessinée, les choix narratifs de Yvan Pommaux mettent en évidence le travail de création théâtrale. Telle une audacieuse réalisation contemporaine, ou un making-off, le lecteur voit les entrées et sorties des comédiens, leurs interventions parfois du côté des coulisses Yvan Pommaux s’appuie là sur le goût des amateurs de théâtre pour le travail de répétition et la genèse de la magie théâtrale.  L’ensemble du récit montre que le théâtre est un espace de fiction, donc de conventions : seuls un coffre, un manche à balai ou un cintre vide apparaissent en accessoires dans quelques cases, rappelant qu’il s’agit d’un jeu. Clin d’œil aux artifices de mise en scène, l’auteur représente un magnétophone activé dans les coulisses quand la pièce intègre une chanson. Car tous ces choix construisent, au-delà des scènes représentées et du texte dialogué, une familiarisation avec le théâtre, ses codes et l’espace de la représentation. Probablement pour la même raison, l’auteur fait jouer le texte au cours d’une répétition, sans costumes et sur une scène nue, avant de situer les dernières réparties au milieu de décors avec les jeunes acteurs en costumes face à un public, les deux dernières cases étant dédiées aux applaudissements et au salut final. Ce glissement du contexte vers la représentation du spectacle achève le processus de transmission qui donne à lire la pièce mais montre aussi le spectacle dans le petit théâtre de la BD, débordant ainsi le seul texte pour en rappeler la source et le but.

Les choix d’Yvan Pommaux pour cette adaptation de La double inconstance sont au donc service du texte de la pièce tout en donnant aux jeunes un accès à l’esprit du théâtre de Marivaux : les personnages « qui  semblent toujours avoir conscience de jouer »[8] invitent le lecteur à partager le jeu des sentiments cachés ou montrés autant que le plaisir du jeu théâtral. Mais ce livre, qui prenait le parti d « étonner les ados en mettant sur les lèvres de quelques-uns d’entre eux la langue de Marivaux » n’a pas eu le succès qu’espérait l’auteur qui avoue sa déception dans  sa correspondance avec  Lucie Cauwe, publiée en 2014[9]. Pourtant ce projet de Yvan Pommaux apparait véritablement cohérent avec sa bibliographie, caractérisée par le mélange des genres pour des récits graphiques d’une grande singularité. Les choix narratifs de ses albums, depuis  Façon de parler (1982) jusqu’à L’île du Monstril (2000), privilégiaient les bulles pour détacher les paroles, montrant son goût pour le dialogue dans un rapport élégant et joueur avec le langage. Et a posteriori, son choix d’adapter Marivaux semble couler de source quand on relit la série des Corbelle et Corbillo (de 1979 à 1991)que ce soit Le théâtre de Corbelle et Corbillo ou Disputes et Chapeaux qui  révèlent son art de la conversation amoureuse, entre jeux de paroles et sentiments cachés.


En juin 2021, pour la session des Visiteurs du soir de la BNF qui invitait Yvan Pommaux, nous avions préparé la rencontre avec un groupe d’étudiantes du master Littérature de jeunesse (Inspé de l’académie de Versailles/ Université Paris Cergy). L’auteur-illustrateur avait montré quelques superbes planches originales réalisées à la mine de plomb pour ce livre et avait répondu à quelques questions à son sujet en fin de conférence.

Yvan Pommaux à la BNF, entretien avec les étudiantes du master Littérature de jeunesse, juin 2021.


Page de l’auteur sur le site de l’école des loisirs


  • [1] Diffusion sur LCP dans l’émission RembobINA d’une version filmée mise en scène par Marcel Bluwal (1h32, ORTF, mars 1967).
  • [2]La double inconstance diffusée en 1968, également réalisée par Marcel Bluwal (1h55, ORTF, avril 1968, voir le site INA).
  • [3]Jean -Pierre Sarrazac,Le théâtre en France sous le dir de  J de Jomarron,  A. Colin, 1992,p 331.
  • [4] et [5] D’après Y. Pommaux, « Visiteurs du soir », juin 2021.
  • [6] Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle, Marivaux et le marivaudage, Etude de langue et de style, Paris, Les Belles lettres, 1955.
  • [7] Marivaux, dans l’Avertissement des Serments indiscrets, 1732.
  • [8] Jean Sgard, « Marivaux », Encyclopedia Universalis, 1997.
  • [9]Yvan Pommaux, L’école des loisirs, 2014 (Tout sur votre auteur préféré).
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Des classiques pour la jeunesse (Lecture Jeune 183) et des images pour les accompagner…

J’ai contribué à la Revue Lecture jeune sur les classiques, occasion de mentionner plusieurs romans appartenant à mon corpus de recherche ou à celui de mes cours sur littérature-illustration, Voir l’article ci-dessous.

Comme les images n’entraient pas dans le thème du numéro et que le format bref de la contribution ne permettait pas leur mention, je profite de ce blog pour apporter quelques compléments sur l’iconographie qui accompagne ces romans classiques car elle joue un rôle véritable dans la réception et la mémoire des lectures. D’une certaine façon, les illustrations acquièrent aussi une légitimité quand elles ont été éditées en même temps que l’œuvre originale ou qu’elles ont été reconnues par une large audience sur plusieurs générations. Qui penserait à dissocier les Voyages extraordinaires de Jules Verne des gravures de Riou, de Neuville ou Bennet qui les accompagnent depuis l’édition originale de Hetzel ? Et la puissance d’évocation et d’émerveillement que relaient certaines de ces illustrations explique aussi leur influence dans les adaptations des Voyages extraordinaires de Jules Verne.

Illustration de Riou pour Voyage au centre de la terre, p. 141 (Hetzel, 1967) et illustration par de Neuville pour Vingt mille lieues sous les mers, p 392 (Hetzel, 1971)

En fait, parce que les illustrations de ces romans classiques ont accompagné les lectures des jeunes de plusieurs générations, elles ont participé à la réception des œuvres. Collaborant avec le texte pour l’accès au sens, elles contribuent à l’imaginaire des récits en donnant formes aux personnages et lieux pour les scènes. C’est pourquoi certaines illustrations sont inscrites dans la mémoire des lectures au côté des textes.

Concernant les autres romans cités dans l’article de Lecture Jeune, ils ont tous été illustrés par Georges Lemoine pour des collections de Gallimard jeunesse. Pierre Marchand qui lui avait confié ce travail d’illustration dès 1976, avait eu l’intuition que ses choix d’interprétation graphique pouvaient s’harmoniser avec les univers littéraires d’écrivains comme Le Clézio proposés à la lecture des jeunes. Ainsi les images de Lemoine pour les éditions folio junior ont accompagné des romans classiques pour de très nombreux lecteurs du milieu des années 70 jusqu’à aujourd’hui. Lire plus ICI

Quand un classique n’est plus préconisé par les enseignants, les illustrations qui l’accompagnaient disparaissent des bibliothèques avec lui : c’est le cas avec le récit de Henri Bosco, L’enfant et la rivière. Et des images qui ont été associées aux lectures de plusieurs générations peuvent aussi disparaitre quand l’éditeur décide de renouveler l’iconographie pour une nouvelle cohorte de jeunes lecteurs. Sur ce sujet, un prochain post reviendra sur l’exemple du Vendredi et la vie sauvage de M. Tournier.

Mon article extrait de la revue 183
Classiques de littérature de jeunesse au collège, des lectures passerelles

En choisissant de faire lire un titre plutôt qu’un autre au sein de la littérature jeunesse, les prescripteurs scolaires définissent, de la primaire au collège, des « classiques de la littérature de jeunesse ». L’Observatoire national de la lecture souligne que ces œuvres sont le résultat d’une recommandation institutionnelle et d’une réception pluri-générationnelle, constat que vient renforcer un communiqué de la Direction de l’Enseignement Scolaire (DESCO) du 18 novembre 2003, intitulé « La littérature de jeunesse en primaire ». Portant sur les listes d’ouvrages recommandés par le ministère, il indique que les « classiques de l’enfance sont des ouvrages souvent réédités qui constituent un patrimoine se transmettant de génération en génération ». À l’image des classiques de littérature générale dont Alain Viala a souligné la fonction de « modèle » (v. article de Sylviane Ahr, « Qu’est-ce qu’un classique en littérature ? », Lecture Jeune 183 p. 4), les classiques de littérature de jeunesse sont donc selon lui le produit d’une sélection d’auteurs et œuvres intégrés par l’institution littéraire et notamment l’institution scolaire. Les classiques de littérature jeunesse choisis par l’institution scolaire « ont donc valeur d’exemple et – aux yeux de la société de l’époque – une valeur morale. Cependant elles transcendent le temps, ce qui explique leurs rééditions régulières et le consensus qui les entoure »[1]. Cela signifie donc aussi que les frontières de la littérature de jeunesse restent incertaines, car elles restent tributaires des représentations que les adultes se font des œuvres et des jeunes lecteurs[2]. En 2008, les professeurs interrogés dans une enquête sur la littérature lue en 6eet 5e, ont réagi à la prescription de littérature de jeunesse à l’école[3]. Ceux qui se montrent favorables à l’utiliser en classe déclarent que cette dernière permettrait un accès plus facile à la littérature, surtout si elle permet de réaliser un lien avec la littérature classique. De plus, la richesse des œuvres est considérée mieux adaptée à l’époque et aux élèves avec une diversité de supports qui « parle ainsi plus aux élèves d’aujourd’hui ». En partant de ces critères, arrêtons-nous alors sur quelques « classiques de la littérature de jeunesse» qui « semblent se placer dans une zone frontière un peu obscure et mal explorée, entre la littérature pour adultes et la littérature pour enfants »[4].

 

De grands écrivains contemporains édités comme classiques jeunesse

Tout d’abord, le champ éditorial participe à la classicisation d’œuvres de littérature de jeunesse puisque « ce sont en dernière instance les éditeurs qui dessinent les frontières de la littérature de jeunesse à une époque donnée et au sein d’une culture donnée. Ce sont eux qui viennent inscrire –de manière éphémère ou durable – une partie de la littérature générale dans la littérature de jeunesse »[5]. Plusieurs titres de littérature jeunesse du corpus pour le collège reflètent ainsi le choix qui avait été opéré par Gallimard Jeunesse de publier pour les jeunes de grands écrivains du catalogue de littérature générale de la maison d’édition. Parmi eux, des contemporains récompensés par de nombreux prix littéraires comme Michel Tournier, Marguerite Yourcenar et Jean-Marie-Gustave Le Clézio[6]. Ces collections ciblées sont une manière pour les écrivains de se rendre accessibles aux jeunes lecteurs, puisqu’ils sont souvent le produit de réécritures comme pour Vendredi et la vie sauvage de Michel Tournier[7] et Comment Wang Fo fut sauvé[8] de Marguerite Yourcenar. Étudiant ces écrivains, Sandra L. Beckett note que les jeunes sont « le public primitif du conteur, le public rêvé »[9], c’est pourquoi« ne se contentant pas de la renommée dont ils jouissent auprès d’un public adulte et vaste et fidèle, ces auteurs tiennent à figurer aussi dans la bibliothèque des enfants». Bien avant de recevoir le Nobel en 2008, Jean-Marie-Gustave Le Clézio a d’ailleurs fait partie du corpus du collège avec des titres comme Lullaby, Celui qui n’avait jamais vu la mer,deux nouvelles extraites du recueil Mondo et autres histoires qui a ensuite été prescrit dans son intégralité. Ainsi de titre en titre, l’écrivain s’est vu « classicisé » par le collège. C’est aujourd’hui Pawana qui initie les jeunes à l’écriture de Le Clézio dans les corpus de 5esur la question « L’être humain est-il maître de la nature ? Comprendre et anticiper les responsabilités humaines aujourd’hui ».

Une œuvre passée hors des « usages de lecture»

 Les classiques scolaires peuvent être amenés à disparaître, comme L’enfant et la rivière de Henri Bosco, qui a été prescrit pendant cinquante ans à l’école au XXe siècle mais n’appartient désormais plus aux corpus recommandés aujourd’hui. Comme le souligne Alain Viala, un auteur qui a accédé à la qualité de classique n’est pas toujours assuré de conserver cette place. Le récit de Bosco partage pourtant plusieurs caractéristiques littéraires avec les romans des auteurs mentionnés plus haut qu’il côtoyait dans les bibliographies : le roman est bref, il reprend des motifs symboliques et développe une aventure à la dimension mythique qui sert le parcours initiatique de son protagoniste. Paru en édition générale, c’est sa réédition dans la Bibliothèque blanche en 1953 qui avait assuré à L’enfant et la rivière un grand succès et une réception intergénérationnelle. Réédité alors dans les collections de Gallimard Jeunesse en 1977, le titre est ensuite très diffusé. En quittant aujourd’hui le corpus des « classiques pour la jeunesse», ce roman et son auteur sont donc en danger de disparition des bibliothèques, puisque comme Brigitte Louichon le rappelle : « rien n’use moins les œuvres que de s’en servir ». Qu’est-ce qui expliquerait cet effacement du corpus scolaire ? Serait-ce la moindre notoriété de son auteur ? Ou la narration prise en charge par un homme de 60 ans évoquant un souvenir de jeunesse, qui serait moins bien reçu qu’un récit à hauteur d’enfant ? Il est probable que Bosco ait été délaissé au profit d’une diversification de récits, et de supports qui parleraient davantage aux jeunes d’aujourd’hui.

Un classique actualisé par son ouverture et sa modernité

C’est cette évolution du rapport à la lecture et à la littérature des nouvelles générations, de leurs intérêts et de leurs pratiques culturelles qui explique que Jules Verne consolide au contraire sa place parmi les classiques pour la jeunesse. Publié chez Hetzel de 1863 à 1905, l’auteur des Voyages extraordinaires a fait l’objet d’une réhabilitation littéraire récente suite au centenaire de sa disparition en 2005 et à son entrée dans la Pléiade entre 2012 et 2017. Son statut patrimonial et la reconnaissance de son œuvre « à la source esthétique du roman d’aventures »[10]s’accompagnent également d’une valorisation de son art de l’émerveillement. Jean-Paul Dekiss souligne ainsi l’enchantement des Voyages extraordinaires : « On y trouve la distance d’un humour constant, d’un goût du jeu – les hommes jouant eux-mêmes ici ce que jouaient avec eux les dieux antiques. Cet enchantement, proche parfois de la féerie, a vu mettre Jules Verne au XXe siècle sur les rayons des bibliothèques familiales et publiques pour les lectures de 10 à 15 ans, ce qui a souvent donné l’impression que cette œuvre était destinée à la jeunesse, alors que du vivant de l’auteur plus de vingt romans sont parus dans les grands quotidiens »[11]. Au sein du corpus scolaire, Vingt mille lieues sous les mers, De la Terre à la Lune ou encore Le Tour du monde en 80 jours peuvent être associés aux questions du rapport de l’homme à la découverte et à l’inconnu. L’atout déterminant de cette œuvre intergénérationnelle, et internationalement connue, vient aussi de son aura culturelle : ses objets sémiotiques secondaires (les adaptations, les hypertextes, les métatextes et les allusions)[12] permettent aujourd’hui d’articuler l’œuvre patrimoniale avec un large corpus artistique et littéraire qui la rendent familière à tout un chacun. Nicolas Allard a d’ailleurs mis en évidence le riche héritage artistique de Verne, « père de la science-fiction moderne »[13], qu’il n’hésite pas à présenter comme un des pionniers de la pop culture : les Voyages extraordinaires, « centres de gravité de nombreuses œuvres d’art », ont laissé une empreinte dans l’imaginaire collectif car ils se prolongent dans des adaptations et influencent les récits en roman, BD, films et jeux, allant jusqu’à nourrir l’esthétique du courant steampunk. Au-delà de la valeur intrinsèque de ses romans et de leur style « très moderne, où la science intervient comme élément et comme support du lyrisme »[14], l’œuvre de Verne est représentative d’une conception de la littérature cohérente avec les corpus préconisés pour l’enseignement[15] : initiation à l’univers littéraire de grands écrivains, aux mythes, aux grandes questions humaines mais également croisement de savoirs transversaux (comme l’histoire des sciences) et liens vers une culture globale des médias. De manière caractéristique, Voyage au centre de la Terre a d’ailleurs été de 2019 à 2022 l’une des trois œuvres imposées au baccalauréat de français dans la filière technologique.

Ces différents exemples montrent qu’un « classique de littérature de jeunesse »est aujourd’hui légitimé par les passerelles qu’il rend possibles. C’est ce que confirment les programmes du collège de 2020 qui privilégient les possibilités de réseau comme enjeux des corpus littéraires. Ces « classiques » qui peuvent mettre en relation les générations de lecteurs, les champs culturels, les domaines de connaissance ou les médias sont ainsi légitimes pour le projet scolaire en cela qu’ils permettent« d’enrichir l’expérience de lecteur des élèves ».


  • [1]http://onl.inrp.fr/ONL/travauxthematiques/livresdejeunesse/endebat/patrimoine/question1
  • [2] I. Nières-Chevrel (dir.),Littérature de jeunesse, incertaines frontières, Gallimard Jeunesse, 2005
  • [3] J-F. Massol, G. Plissonneau, « La littérature lue en 6e et 5e : continuités et progressions », Repères, n° 37,2008, p. 69-103
  • [4]S.L. Beckett, De grands romanciers écrivent pour les enfants, Les Presses de l’Université de Montréal, 1997, p. 249
  • [5]I. Nières-Chevrel, « Avant-propos », Littérature de jeunesse, incertaines frontières, op.cit.
  • [6]Les versions illustrées par Georges Lemoine de ces ouvrages ont également été reprises en Folio poche, s’adaptant alors à la lecture scolaire
  • [7] Cette réécriture intégrale du roman Vendredi et les limbes du pacifique fut publiée chez Flammarion en 1971, puis dans la collection Mille soleils en 1977 et enfin en Folio junior
  • [8] Paru en 1979 en collection Enfantimages, puis en Folio cadet
  • [9]S.L. Beckett, S. L., op.cit.
  • [10]M. Letourneux, « Jules Verne », Dictionnaire du livre de jeunesse, Éditions du Cercle de la librairie, 2012, p. 958
  • [11]J-P. Dekiss, J-P,« Jules Verne: Apports à un humain planétaire »,Études, n° 403, 2005, p.79-87
  • [12]B. Louichon, « Le patrimoine littéraire : un enjeu de formation », Tréma, n° 43, 2015
  • [13] N. Allard, Les Mondes extraordinaires de Jules Verne, Armand Colin, 2021
  • [14] M. Soriano, « Jules Verne (1828-1905) », Encyclopedia universalis, tome 23, 1996, p. 473
  • [15] Les ressources d’Eduscol pour la culture littéraire en cycles 3 et 4 font apparaitre que les lectures sont envisagées dans des groupements d’œuvres ouverts notamment aux pratiques transmédiatiques

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Cette maison est à tout le monde !

Je reçois aujourd’hui la brochure du CRILJ qui fait suite au Colloque Habiter dans la littérature pour la jeunesse (15 et 16 octobre 2021 à Paris). De plus Francis Marcoin témoigne de l’intérêt de ces rencontres dans un texte du n°323 de la Revue des livres pour enfants (février 2022). J’ai pu entendre à cette occasion de nombreuses communications qui peuvent être vues en vidéo depuis quelques mois.

Cette actualité me donne l’occasion de revenir sur un album qui m’était revenu en mémoire quand un des contributeurs fit la remarque qu’il y avait peu de fictions sur les immeubles. Ceci dit, cette affirmation n’est pas exacte comme le montre la superbe bibliographie sélective publiée à l’occasion du colloque.

En fait par une série d’association d’idées, j’ai immédiatement pensé à un petit album de mon ancienne bibliothèque de classe (NB c’est à Cergy, avec des élèves de cours préparatoire, que j’ai clos mon activité de maitre-formatrice de terrain avant 2000 et j’ai conservé mes livres personnels).

La maison de carton, M. Rosen, B. Graham, Père Castor, 1996.

L’album écrit par Michael Rosen et illustré par Bob Graham  avait toute sa place dans la bibliothèque de classe pour les élèves d’une école située au cœur des immeubles du quartier. Même si l’ouvrage est épuisé, encore disponible d’occasion, son propos accessible aux enfants dès 4 ans mérite d’être signalé en marge de la riche bibliographie du colloque car il associe très simplement  plusieurs idées reliées aux notions de maison, de ville et autour du concept d’habiter. 

Et peut-être est-il encore dans vos rayons…

Tout tourne d’abord autour de la possession d’une maison de carton que Gilles s’approprie, en interdisant l’accès à ses amis du terrain de jeux. En s’armant de cet enclos de carton et du pouvoir de dire non, le petit despote de bac à sable exclut ses camarades en adaptant ses justifications à chacun : ni filles, ni gamins, ni jumelles, ni porteurs de lunettes… Mais comme le montre l’illustration en page de titre, la maison a été créée et installée au départ par le groupe d’enfants. Ce carton détourné en cabane,  devait initialement  contenir une TV (un gros appareil cubique d’avant l’arrivée de l’écran plat) symbole au combien domestique. On y a découpé des fenêtres, peint quelques fleurs en guise de jardin à sa base et, bien évidemment, il est surmonté d’une antenne TV qui tient avec de l’adhésif. Ce bricolage ludique évoque la maison symbolique telle que les enfants la dessine spontanément jusqu’à 6 /7 ans : une conceptualisation enfantine de la maison.

Dans cette histoire, la maison-jeu est le sujet d’un conflit entre enfants et, en fin de récit, après l’entrée des exclus dans le carton, après la grosse colère de Gilles qui comprend finalement qu’il doit co-habiter avec Mathilde et Lydie, Fred, Charline et Maryline, Luc, Sophie et Rachida, la quatrième de couverture en représente la réparation collective.  

En toute logique, le second thème, abordé cette fois seulement par l’image, est celui du partage des espaces urbains. C’est ce que le soulignent plusieurs illustrations dont les plans larges représentent le terrain de jeu central, avec, à peine esquissées dans les étages aux fenêtres, et sur les chemins au pied des tours d’immeubles, des silhouettes d’habitants.  Les pages de garde présentent aussi une vue en plongée, de la zone circulaire dédié aux enfants avec balançoires et toboggan, particulièrement réduite au milieu des tours d’immeuble, mais colorée. Et de loin le lecteur peut repérer la maison de carton et la bande d’enfants montrés à mi-chemin entre un des bâtiments et l’espace des jeux. Le lecteur peut noter que les enfants investissent ainsi d’autres territoires que ceux qui leur sont dédiés. En dernière illustration, la place vide se réchauffe d’un arc-en-ciel  : l’entente des enfants autour de leur maison bricolée contraste avec l’anonymat des blocs de tours bétonnées. C’est en fait une petite histoire de conquête, de gagne-terrain pour vivre ensemble ! Le jeu enfantin créé autour du carton  élargit bien la proclamation au-delà du terrain de jeu vers la ville et les immeubles : cette maison est à tout le monde !

Publication  originale en 1986 en Grande Bretagne par Walker Books Ltd sous le titre This is our house


Quelques remarques sur les images de ce petit récit en album :

  • Le trait est léger, cerné et vif, et l’emploi des couleurs n’est pas anodin. Ce qui est coloré est comme surligné par rapport au récit et au texte : les personnages qui dialoguent, les zones où se concentre l’action… la couleur hiérarchise la circulation du regard en deux zones, une zone lumineuse de teintes acidulées et une zone grise ombrée. Cela construit des contrastes intéressants pour interpréter notamment le conflit.
  • Le récit est structuré avec des pages très variées : les double-pages sont aménagées pour rythmer la narration en petites séquences internes (des épisodes).
  • Plusieurs pages jouent sur le changement de cadrage grâce à des plans larges qui montrent -ou rappellent- le lieu de l’histoire avec des immeubles en arrière-plan, mais mettent également en évidence certaines scènes. Par exemple le retour de Gilles face à « sa » maison occupée.

Quand les écrivains sont inspirés par les images, une fructueuse inversion de la relation d’illustration.

Si les illustrations réalisées par des artistes à partir d’un texte littéraire émerveillent par les niveaux de sens qu’elles déploient, l’interprétation peut s’avérer aussi fabuleuse quand les écrivains sont inspirés par des images dont ils explorent les possibilités narratives par l’écriture. Ce scenario de création modifie non seulement la chronologie mais également la subordination de l’image au texte, laissant ainsi apparaitre d’inépuisables possibilités d’interprétation. La collection Photoroman chez l’éditeur Thierry Magnier (parue entre 2007 et 2013) avait déjà révélé la puissance de ce dispositif en demandant à un écrivain de créer un récit romanesque à partir d’une série de photographies.

Mais pour une fois, je souhaite parler d’un album qui n’est pas édité pour la jeunesse : son scenario de création m’a frappée autant que le « compagnonnage inventif » des auteurs collaborant à partir d’un imaginaire de monstres venus de l’enfance : Diables gardiens de Erri de Luca et Alessandro Mendini.

Gallimard, 2022.

Le principe est explicitement posé en préface par Erri de Luca qui écrit en vis à vis d’un premier dessin :

L’image et l’écriture s’affrontent quand elles sont mises ensemble. L’image, qui a le public le plus large, utilise l’écriture comme sa propre légende. L’écriture, de son côté, veut que l’image soit son illustration. En l’occurrence, les hostilités sont suspendues. Ici, l’image a la priorité et c’est elle qui est à l’origine de la page de droite qui suit. (p.11)

Au départ, et au début du livre, neuf dessins d’un enfant dyslexique, Pietro, tracés au stylo noir sur un papier quadrillé. Suivent les réponses artistiques, souvent colorées, d’Alessandro Mendini auxquelles réagit ensuite l’écrivain : cette galerie d’êtres et de figures semblent créées à partir de la grammaire graphique des dessins de l’enfant, l’artiste donnant libre cours à des variations semi-figuratives et toujours fortes symboliquement. Les dessins sont créés à la plume (ou au feutre) fin, avec des formes tracées d’un trait léger ou des structures graphiques hachurées sur le papier. La texture du dessin, qui laisse une place au blanc de la feuille, et l’emploi de couleurs contrastées confèrent une véritable force vibratoire aux dessins. Ceux-ci contiennent parfois du texte : le plus souvent les titres manuscrits tracés avec la même finesse. Face à chaque dessin, Erri de Luca propose un texte sur les pages de droite : sa pensée écrite s’apparente parfois à une rêverie en limite de fiction mais l’écrivain laisse plus souvent la parole aux associations d’idées, à la mémoire personnelle et aux références culturelles. La lectrice qui apprécie cette écriture dans son rapport au réel retrouve aussi dans ces textes brefs son style limpide et ses pensées poétiques. Et il est fréquent que le texte contienne un commentaire direct sur l’image, s’accrochant à un détail ou à un effet. Erri de Luca offre ainsi sa pensée de réception pour chaque dessin et la lecture de sa réflexion singulière invite à de nombreux allers et retours entre la page de l’image et celle du texte, sur la piste des liens.

Dans les duos avec Alessandro Mendini, de nos pages qui vont bras dessus bras dessous, je reconnais ma dépendance. Je suis sous la sujétion des lignes de son encre. Ce que j’écris dépend du réflexe de quelqu’un pris à l’improviste. (p. 47)

Alessandro Mendini a reconnu une part de lui dans ce bestiaire : redessinant des créatures, s’appropriant les caractéristiques graphiques des monstres de Pietro pour transfigurer ses propres fantasmes. Et Erri de Luca qui y reconnait aussi « les monstres débridés » de ses cauchemars semble avoir trouvé dans ce jeu d’improvisation un espace, un « sérail », et une forme pour les circonscrire.

Ce livre illustré qui s’adresse à des adultes, parle de l’enfance de plusieurs manières. Comme déjà dit, les dessins de Pietro montrés dans une double page en avant-texte, sont à l’origine du dialogue entre les deux auteurs. Ce garçon, présenté comme dyslexique, a dessiné des créatures résultant d’une hybridation entre robots, animaux et humanoïdes. Selon l’introduction de l’ouvrage, cette création graphique permet de réduire et de maitriser les représentations de l’angoisse qui ne trouve pas sa place dans la sécurité de l’école. Ces monstres étonnants, qui sont qualifiés par De Luca de « diables gardiens de l’enfance », peuvent être compris comme l’expression d’une psyché singulière si on considère avec les psychanalystes que « l’enfant inscrit son identité » dans le dessin, qu’il figure un « corps psychique » et  » instaure une « présence » pour dire : « Je suis là ». Comme le rappelle Tristan Garcia-Fons, le dessin est pris en compte dans la cure psychanalytique comme manifestation de fantasmes offerts au regard, qu’ils soient commentés ou non.

« Le dessin est donc toujours un autoportrait : mon dessin me regarde et je me vois en lui. »

"Invention du dessin dans la cure psychanalytique", La lettre de l'enfance et de l'adolescence n°49, Erès, 2002

De plus, au second ricochet de la réception, l’écrivain convoque sa propre enfance, comme un fil rouge dans ses textes. Face aux figures conjuratoires de l’angoisse, il évoque des paysages de sa région familiale comme le labyrinthe de Naples ou le terrifiant Vésuve. Et un texte (page 33), face à une structure à plusieurs visages, réfléchit à la vertigineuse posture d’écrivain : il se souvient pour cela de l’écriture de sa première histoire, pour laquelle il a dû adopter le point de vue d’un poisson :  » à onze ans, j’ai su qu’écrire une histoire avait pour but de me dissocier de moi-même ». Et parmi les multiples références à la jeunesse, c’est Pinocchio, figure archétypale de l’enfance, qui émerge des associations d’idées de l’écrivain face à une représentation d’arbres de couleurs : leur feuillage appelle l’ombre puis le souvenir savoureux des pages de Collodi et le désir d’incarnation de l’enfant sculpté dans une bûche.

Cette création en trois temps, constituée d’une chaine de réception, évoque les démarches créatives aux marges de l’Art brut : Alessandro Mendini et Erri de Luca, comme de nombreux autres artistes cultivés et institutionnels avant eux, ont identifié dans cette création qui ne se veut pas artistique, un vocabulaire fantasmatique riche et manifestement universel. C’est donc bien un jeu, d’associations d’idées et d’invention libre, qui est mis en œuvre à partir d’une série de dessins : création d’images puis création de texte qui n’en réduit pas les possibilités mais en révèle la profondeur.


En revenant vers la littérature pour la jeunesse, notons qu’un certain nombre d’œuvres n’informent pas des conditions de leur création et que chaque livre peut changer le rapport entre texte et illustration, avec parfois un rôle initial et non conventionnel pour les images (c’est d’autant plus le cas avec les albums conçus par un unique auteur-illustrateur).

Parmi les œuvres dont on connait le rôle initial de l’image, deux exemples pour finir :

A. Serres, Zaü, Première année sur la terre, Rue du monde, 2003.

L’album Première année sur la terre peut être mentionné comme une remarquable réussite car les toiles peintes par Zaü de la campagne environnant son atelier ont inspiré dans ce cas un récit à Alain Serres. Cette collaboration démontre comment le hors-champ des images a été investi du côté d’une narration interne, assez énigmatique, pour une découverte contemplative de la nature à hauteur d’un jeune animal (il faut lire pour savoir lequel…).

Illustration de V. Pedersen pour l’édition originale de 1845.

Il est également remarquable que Hans-Christian Andersen ait écrit La petite marchande d’allumettes à partir d’une image comme Régis Boyer le rapporte dans le tome 1 de ses Oeuvres que La Pléiade consacre au conteur :

Illustration de Bertall, Hachette, 1862.

« Publiée la première fois dans le calendrier populaire danois de 1846, imprimé de décembre 1845, ce conte – peut-être le plus populaire d’Andersen, celui qui, en tout cas, a donné le plus grand nombre d’adaptation de toutes sortes – est le seul qui soit directement inspiré d’une gravure. En novembre 1845, Andersen (…) note dans son agenda le 18 novembre : « Me suis promené ; Écrit l’histoire de la petite fille aux allumettes. Reçu une lettre de Flinch. » Il ressort des Remarques que cet A. C. Flinch avait envoyé à Andersen une lettre contenant trois images sur lesquelles il exhortait le conteur à  écrire des histoires. Andersen a choisi le dessin de J. Th. Lundbye représentant une petite fille qui tend un paquet d’allumettes (…). Ce dessin avait servi d’illustration à un petit traité, « fais le bien lorsque tu donnes », qui figurait dans L’Almanach ou Calendrier domestique de Flinch pour l’année 1843. Dès le lendemain, le 19 novembre, l’Agenda  note : « Mis au propre le conte sur la petite fille aux allumettes… »

R.Boyer, notice du conte de La petite fille aux allumettes, Hans Christian Andersen, Œuvres (Tome 1), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, page 1375.

Il s’agit en fait d’un emboitement de réception-création comparable à celui de Erri de Luca et Alessandro Mendini, mais dans un ordre modifié puisque le conte d’Andersen sert d’intermédiaire entre cette image d’origine et les illustrations des livres édités. Mais comme un objet sémiotique secondaire dont on ne connait pas la forme première, les images des nombreux artistes qui interprètent La petite marchande d’allumettes depuis deux siècles produisent un écho, artistique et littéraire, à une image disparue dont seul le texte du conteur garde trace.

C. Plu

Pauvre Arthur Rackham ! Mais que fait-il donc dans cette histoire ?

Je m’émerveille souvent de très belles rééditions illustrées qui offrent de nouvelles possibilités d’accéder aux sens multiples des contes traditionnels. Malheureusement les spécialistes de littérature de jeunesse et de médiation sont également familiers des adaptations de contes à but strictement commercial, qui dénaturent les œuvres patrimoniales en les affadissant à l’extrême. Rien de neuf, mais il faut trier. Car les adaptateurs s’autorisent toutes sortes de libertés en taillant dans le texte, en modifiant personnages et lieux, en inversant les valeurs[1], en transformant les fins pour le meilleur parfois, et pour le pire aussi. C’est le cas du livre qui justifie ce bref article. Cet ouvrage à l’illustration séduisante, découvert il y a quelques mois en librairie, m’a fait gravir un nouveau degré de déploration : il s’agit de Cendrillon libératrice de Rebecca Solnit paru aux éditions Les arènes en 2022 (Cinderella liberator). Et je décide d’y revenir en cette période automnale, sous le signe des citrouilles et des cendres.

Le livre est gênant par le choix d’une grille de réécriture du conte qui le met en pièces mais le problème que je veux d’abord signaler est sa reprise anachronique et peu respectueuse des illustrations de Sir Arthur Rackham (1919) qui sont annoncées sur la couverture mais n’ont pas été créées pour ce texte-là. L’auteure explique en postface que son projet est apparu grâce à une illustration trouvée en librairie d’occasion, qui s’avèrera être un portrait de Cendrillon réalisé par cet illustrateur. Plusieurs pages en fin d’ouvrage sont ainsi consacrées aux choix de réécriture, à partir d’association d’idées sur la maltraitance, en présentant l’origine de son rapport au conte que l’auteure désigne elle-même comme un « révisionnisme cendrillonaire » (page 86) tout cela à partir de cette image de Rackham.

Page d’illustration hors texte, bicolore dans l’édition originale de 1919, reproduction numérisée en noir et blanc du site Gallica

Le célèbre illustrateur anglais a créé des illustrations en ombres chinoises pour accompagner une adaptation du conte de Charles Perrault de C.S. Evans : Cinderella est paru en 1919 chez Hachette (London : William Heinemann, 1919). Les illustrations, majoritairement noires, rappellent les canivets, silhouettes de papier découpé qui étaient appréciées au 19èmesiècle dans les pays nordiques et germaniques. Cette version a rencontré un grand succès international à sa parution ; la finesse des attitudes, la composition de scènes très animées et le charme des frises offrent un petit théâtre d’ombres pour le conte de Cendrillon. La délicatesse des formes et les postures gracieuses de l’héroïne apportent à l’ensemble une harmonie quasi-chorégraphique, évoquant un ballet et ses décors sur scène.

Si la postface raconte la genèse du projet, justifiant l’emprunt de la célèbre iconographie de Rackham, il n’explique pas comment ces images qui avaient été créées pour une variante assez respectueuse du conte de Perrault de 1919 peuvent convenir aujourd’hui à cette nouvelle variation qui bouleverse l’histoire avec une fin totalement modifiée. Il s’agit bel et bien d’un détournement d’images, d’un dévoiement de leur sens original donc de leur fonction illustrative. Ce n’est pas un simple jeu de référence parce qu’Arthur Rackham les a créées pour servir un texte spécifique qui est ici complètement différent. De plus, il les a conçues en série, dans une trame chronologique, établissant un lien clair avec les scènes du conte : chaque image avait une fonction dans les pages du livre original alors que le livre récent a opéré la recomposition d’une sélection d’illustrations pour s’adapter au nouveau récit. Dans le livre de 1919, les illustrations gravées étaient composées d’un ensemble d’images différentes : une illustration couleurs en frontispice (contrecollée), des dessins en 3 couleurs hors-texte et d’autres en ombres chinoises dans et hors-texte : des planches pleine page, des vignettes, des frises ou bandeaux, des culs de lampes. Voir le livre numérisé sur le site Gallica.

Page de titre, Hachette, 1919. Gallica.fr

Dans le Cendrillon « déconstruit », les images sont reprises ici partiellement et retravaillées, parfois avec des aplats de couleurs. Il y a bien une énorme contradiction à utiliser une iconographie ancienne, choisie comme une référence car elle a marquée l’imaginaire de générations, sans la considérer dans son rapport au conte. Mais comme ces images anciennes sont libres de droits… elles sont disponibles. En fait même si Rebecca Solnit fournit des explications et mentionne ses références, rien ne parait relever du respect patrimonial.

Je développerai peu mon point de vue sur les importantes modifications apportées au conte, un billet un brin ironique de Thomas Stelandre peut suffire à présenter le livre et l’auteure américaine sur le site du quotidien Libération, Cendrillon, libérée, délivrée (mis en ligne le 25 mai 22).

Mais tout de même, que penser d’une réécriture de conte traditionnel qui adopte une grille féministe pour ce résutat ? Les analyses de la psychanalyste et conteuse, Clarissa Pinkola Estès dans Femmes qui courent avec les loups (Grasset, 1996) démontrent la richesse qui peut naître d’une approche analytique féministe. Elle s’appuie pour cela sur la puissance et les symboles des contes traditionnels mais nous sommes loin du projet de Rebecca Solnit qui s’approprie Cendrillon pour l’effacer sans considérer sa dimension symbolique. Pourtant c’est bien cette richesse qui permet au conte d’atteindre une portée universelle et intemporelle, quelles que soient les variantes qui le transmettent, de Perrault en 1697 jusqu’à Prokoviev en 1945 ou même Disney en 1950. Marc Soriano rappelle que Cendrillon s’inscrit dans un faisceau de contes (n°510A selon la classification Aarne et Thomson) dont l’héroïne suit un parcours de la cendre au trône, du mépris au triomphe. Et il signale également que la référence « mythologique ritualiste » de « la fiancée des cendres » est liée au passage à la nouvelle année : nous sommes loin des sujets de la servilité ou des tâches ménagères. Et les dures épreuves traversées par les jeunes héros sont un motif fondamental pour le parcours du conte comme le rappelle Marthe Robert 4.

Car il faut souligner le rôle essentiel des stéréotypes et de l’épaisseur mystérieuse d’où nait la charge émotionnelle du conte ; ces dimensions jouant un rôle très structurant pour la psyché du lecteur. À ce sujet, Pierre Péju introduit son ouvrage La petite fille dans la forêt des contes en défendant les conditions du « ravissement » qui impacte la mémoire grâce aux contes, un peu comme le font les rêves.

« Nous avons besoin des contes, besoin de cette part obscure en eux, ce noyau d’ombre qui se dérobera à toutes les interprétations, se soustraira à toutes les symboliques. » 3

Pour être claire, le jeu d’inversion des valeurs et de déformation parodique peut régaler les lecteurs (de tous âges) quand le projet joue la connivence, la référence subtile et l’humour, c’est le cas de nombreux titres jeunesse déjà classiques comme par exemple Un conte peut en cacher un autre de Roald Dahl quand il bouleverse les rôles de prédation entre Loup et ses proies. Et les Contes à l’envers de Boris Moissart et Phillippe Dumas nous ont tous réjouis il y a déjà bien longtemps avec des inversions et des anachronismes savoureux. Mais ces livres avaient un rapport au conte qui se situait dans le champ littéraire et s’avéraient des hommages créatifs facétieux. Cette Cendrillon libératrice témoigne de la dérive d’un projet idéologique qui oublie l’essentiel des enjeux du conte et et dénature les illustrations d’Arthur Rackham : je ne sais pas si ce livre est représentatif de la cancel culture mais c’est bien la culture qui est manifestement effacée.  

C. Plu


  • [1] Voir l’article de I. Nières Chevrel sur l’adaptation, Dictionnaire du livre de jeunesse, éditions du Cercle de la librairie, 2013.
  • 2 Soriano, M., « Cendrillon », Encyclopedia Universalis, 1997.
  • 3 P. Péju, La petite fille dans la forêt des contes, R Laffont, 1997.
  • 4 Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Gallimard, 1972.

Que deviennent les illustrations des « classiques » pour la jeunesse ? Fragile destin d’images face au tourbillon des rééditions

Dans le prolongement du texte de blog précédent, voici quelques réflexions apparues face aux tables de librairie en début d’année scolaire, au moment des mises en avant de lectures pour les collégiens : trois éditions de poche illustrées et un album pour le roman Vendredi et la vie sauvage de Michel Tournier. Le phénomène de multiplication des versions, notamment en poche, pour les « classiques scolaires» n’est pas nouveau, le renouvellement des visuels de couverture non plus, mais cela mérite un temps de réflexion sur l’iconographie que les éditeurs jeunesse ont choisie pour cette œuvre.

Photo personnelle de septembre 2022 : deux éditions de poche mises en avant, Folio junior en haut, Flammarion jeunesse en dessous.

Première pensée face à ces rayons, les illustrations de Georges Lemoine, considérées longtemps comme des éditions de référence pour le roman de Michel Tournier, ne sont plus désormais chez les libraires. Elles ne participent donc plus à la construction, chez les jeunes lecteurs, de l’univers romanesque de l’île où se rencontrent Robinson et Vendredi. Pendant presque quarante-cinq ans, ses illustrations ont pourtant accompagné la lecture du roman dans les différentes collections de Gallimard jeunesse. Cet effacement s’est opéré en plusieurs étapes jusqu’au remplacement complet de l’iconographie créée initialement en 1977 par l’artiste graphique qui occupait alors une place importante dans l’équipe des illustrateurs de Gallimard jeunesse constituée par Pierre Marchand. Il a d’ailleurs illustré d’autres récits de Tournier pour Gallimard jeunesse dont la superbe fable de Barbedor qui reste au catalogue.

Disparition progressive d’une illustration de référence

Première édition en Folio junior, 1977.

De 1977 à 2007, les lecteurs ont lu le roman en poche avec les images de l’illustrateur : le « graphisme épuré et moderne du trait de plume »[1] de Georges Lemoine met en évidence l’universalité des motifs comme la gémellité des personnages, les animaux totems et les motifs aériens (ou éoliens) chers à Tournier[2]. Et sa couverture pour le Folio montre comment ses illustrations stylisées et précises construisent son interprétation littéraire : les choix graphiques servent la symbolique chère à l’écrivain de Vendredi ou la vie sauvage avec une économie de moyens et des effets simples. Et il choisit de montrer Robinson sur l’île par une composition de symboles.

« Dans Vendredi, l’appropriation de l’île par Robinson tient en une image qui est également reprise sur la couverture : cette composition ouverte vers le ciel place le naufragé dans une posture d’ascension, accroché à une branche, alors qu’il embrasse du regard la mer et l’épave délaissée : le héros surplombe l’île avant de se l’approprier : « L’ascension du ciel au moyen d’un arbre, thème inverse de la descente aux enfers et qui ne l’exclut pas, montre que celui qui sort vainqueur de ces épreuves a transcendé la condition humaine. »[3].  Dans le récit de Tournier, Arlette Bouloumié remarque que se succèdent dans l’initiation une période tellurique, une période aquatique et une période aérienne avec Vendredi. Dans cette image, le regard rétrospectif de Robinson tourné vers l’eau s’oppose à la posture du corps et la main accrochée au feuillage, cette torsion ou tension du corps signale le passage d’un élément à l’autre. »[4].

Collection Mille soleils, 1988. L’illustrateur représente un double portrait de Robinson, avant et après l’île.

Georges Lemoine a réalisé une série d’illustrations pour la parution du roman en Folio junior puis il a revu les visuels de couverture pour les rééditions pendant vingt ans, avec en 1988 une nouvelle couverture pour la collection Mille Soleils qui présente un double portrait de Robinson métamorphosé par la vie sur l’île. En 1997, Gallimard jeunesse a modifié la couverture pour la réédition en Lecture junior avec une image de Pierre-Marie Valat, mais en conservant les vignettes intérieures de la version créée en 1977 par Lemoine donc les lecteurs lisaient encore le texte de Tournier avec les illustrations de référence dans les pages. Par la suite, la couverture a été ré-illustrée par Jean-Claude Götting en 2007, en conservant pendant plus de dix ans encore les illustrations intérieures de Lemoine. Mais une dernière réédition voit la totalité des vignettes confiées à la création en couleurs de Jean-Claude Götting.

Moderniser le graphisme ou modifier l’accroche de lecture ?

Le remplacement d’une image de couverture s’explique d’abord si on admet la nécessité de revoir les visuels pour donner l’illusion « du nouveau » chez les libraires, ces modifications nous rappellent que les livres sont des objets commerciaux. C’est pourquoi Gallimard jeunesse a sollicité successivement deux illustrateurs bien présents dans son catalogue pour renouveler la couverture de ce classique : Pierre-Marie Valat crée des images hyperréalistes qui ont longtemps été employées pour les collections documentaires de l’éditeur et Jean-Claude Götting qui possède un univers graphique de silhouettes cernées avec des couleurs denses peintes, est très identifié pour ses illustrations de la série des Harry Potter. Les deux artistes ayant pour premières différences avec Lemoine la préférence de la peinture et les contrastes de couleur. Mais sans minimiser l’enjeu d’une évolution des goûts graphiques, il apparait que les changements d’iconographie font bien plus que modifier un visuel. Car les deux couvertures récentes choisies par Gallimard jeunesse privilégient le personnage de Vendredi, le jeune indigène, figure de la liberté et d’un autre rapport au monde alors que Lemoine avait choisi Robinson soulignant probablement ainsi le lien hypertextuel avec le roman de Defoe (il faut cependant noter que ce dernier consacrait une majorité d’illustrations intérieures au compagnon sauvage). En cela, les nouvelles images de Valat puis Götting qui s’avèrent en accord avec les conceptions de visibilité actuelles, correspondent à l’inversion de hiérarchie opérée par Tournier pour le choix du titre de sa réécriture du Robinson Crusoé . Au delà de ce déplacement important, comment les couvertures des ces illustrateurs présentent-ils le roman dans leur accroche visuelle ? Car les éléments offerts sur cette première image initiale participent au pacte de lecture avec le jeune.

Pour la couverture de 1997 (ci-dessus), Pierre-Marie Valat a proposé une illustration de Vendredi sans Robinson, cadrant l’image en gros plan sur le jeune indigène, vu en contre-plongée sous un ciel bleu. La densité colorée du ciel participe à la construction de l’image avec le cerf-volant orange que Vendredi tient et regarde. Cette couverture établit d’abord un lien quasi-littéral avec le titre, la vie sauvage étant représentée par ce cerf-volant en peau de bouc (Andoar, l’animal sacrifié du roman) auxquels sont liés quelques poils et plumes flottant au vent, signifiant que vie sauvage veut dire liberté. La verticalité construite par un point de vue vers le ciel et le haut de l’image, propose également une dimension  essentielle chez Tournier, avec la prédominance d’un schème ascensionnel et l’évocation du vent. Cependant le style graphique de cette couverture  créait un hiatus en effaçant le personnage principal et provoquait un manque de cohésion sur le plan iconographique avec les illustrations intérieures (voir la quatrième de couverture ci-dessus sur laquelle le renforcement des couleurs par rapport à l’image d’origine tente d’harmoniser l’ensemble).

Illustration de J-C. Götting pour fFoio junior, 2007.

Jean-Claude Götting opte lui aussi pour une présence centrale d’un bleu dense pour son illustration de couverture mais rien d’aérien n’est induit ici, que ce soit par la construction ou la technique de peinture. L’artiste opte pour une présentation sur un tout autre plan car il montre l’opposition entre les deux protagonistes. Robinson s’éloigne de dos laissant Vendredi au premier plan tourné de profil vers la gauche. Leurs directions, leurs attitudes et leurs couleurs les opposent, l’un habillé et porteur de blanc – le parasol, la chemise et le livre ouvert- et l’autre dont la peau nue et sombre est mise en valeur par un collier, d’os ou de coquillages. Robinson renfermé sur lui, et sa lecture, Vendredi regardant au loin. Il est étonnant que ce dernier soit tourné vers la gauche et à contre-lecture, contrairement aux codes graphiques qui orientent souvent les signaux vers l’ouverture du livre sur les couvertures.

Là encore, l’illustrateur privilégie Vendredi, comme le titre choisi par Tournier et il évoque secondairement l’île et la robinsonnade. Le plus frappant dans ces choix de Götting vient de la suggestion faite sur la relation entre Robinson et Vendredi, en les présentant uniquement comme deux identités contraires. Et les illustrations intérieures plus récentes, réalisées et imprimées en couleurs, ancrent l’univers du roman dans le concret de la lutte avec la réalité de l’île, privilégiant les tensions à la légèreté.

Pat Cullers, Costa Rica, 1994

Une autre stratégie d’accroche est montrée par l’illustration choisie pour la couverture du volume parascolaire de Gallimard co-édité avec Belin en cette rentrée : le paysage saturé de couleurs et foisonnant de végétation tropicale emprunté à Pat Cullers propose une image onirique d’île, un Eden inhabité pour évoquer un paradis sauvage mythique. Dans les couvertures des poches pour la jeunesse, l’île est souvent à peine évoquée par quelques éléments végétaux et un simple fond de mer, au profit des personnages et parfois des symboles, ce choix iconographique qui pose l’île en personnage principal se démarque ainsi des autres et ouvre à d’autres publics plus matures.

Du côté de chez Flammarion jeunesse, Vendredi et la vie sauvage donne lieu à un choix étonnant pour l’iconographie de la réédition en poche de 2019 : la couverture est réalisée par Marcellino Truong mais à l’intérieur le lecteur se trouvent face à des illustrations de 1971, images originales de la première édition en couleurs créées par Paul Durand. La maison d’édition choisit donc de réactualiser cette iconographie, liée à son catalogue, au style graphique très représentatif des années 50-60 du siècle précédent sans toutefois reprendre les couvertures un peu trop désuètes pour les lecteurs actuels.

Paul Durand dont l’impressionnante bibliographie littéraire s’est inscrite dans la mémoire des familles avec de nombreux titres très diffusés jusqu’en fin des années soixante-dix, a notamment illustré pour la jeunesse Le livre de la jungle de Kipling, L’enfant et la rivière de Bosco ou plusieurs titres de la série de Blyton, Le club des cinq. Si les silhouettes et visages peuvent paraitre datés, les illustrations conservent beaucoup de charme.

illustration de P. Durand de 1971, reprise en p. 87 du poche de 2019.

Pour exemple, un portrait de Robinson en maitre avec son serviteur Vendredi qui porte l’ombrelle, est remarquable par la présence quasi auratique du duo (p 87) : debout et proches, Robinson et Vendredi se fondent dans la page avec la plage et la mer. De façon générale, la représentation que Durand réalise pour les paysages de l’île est très lumineuse, la superposition de traits de pinceaux aux couleurs légères créent, comme dans un  flou, une végétation sauvage qui enveloppe les personnages d’une atmosphère vibrante.

Notons que la représentation de la langue des signes de Vendredi, que Paul Durand a imaginé par une présentation tabulaire de vignettes en 1971(pages 146-147 du poche 2019) chez Flammarion, a été déclinée en 1977 par Lemoine dans le Folio junior, puis en 2012 par Jean-Claude Götting.

Couverture de M. Truong, poche Flammarion jeunesse, 2019

L’éditeur Flammarion a donc préféré une image de couverture réalisée par Marcellino Truong mais dans un souci d’harmonie chromatique avec les vignettes de Durand. Ces dernières ont d’ailleurs été pâlies dans les pages intérieures et la palette d’ensemble se situent dans des demi-teintes de jaune-brun et de bleu-vert. Mais la scène choisie modernise l’accroche sur le plan graphique grâce aux silhouettes cernées et stylisées des personnages présentés dans une construction peu classique. Pour inviter à ouvrir le roman, le premier plan est occupé par le duo sautillant de Vendredi et Tenn, le chien de Robinson, à qui il semble vouloir jeter un bâton. À l’arrière plan, dans le lointain, Robinson arpente le bord de plage seul, un fusil sous un bras et l’ombrelle dans l’autre. La silhouette courbée de ce dernier est placée au centre de l’image, comme dominée par la danse légère de Vendredi et du chien : la couverture présente le trio dans leurs différentes façons de vivre l’île mais en privilégiant une scène ludique et joyeuse qui, de plus, rajeunit un peu la cible de lecture.

Dans les mêmes librairies, une autre édition du roman de Tournier se joint aux poches : un album également édité par Flammarion jeunesse, mais en 2017, et illustré par Ronan Badell. Choisissant une dominante monochrome bleu-vert, pour des illustrations très claires -comme surexposées- l’illustrateur propose une vision amusante et surtout contemplative du récit que permet le format. Sur la couverture, la scène représentée est la même que sur le poche décrit ci-dessus, le jeu joyeux de Vendredi et du chien contraste avec « l’ennuyeux Robinson » mais la scène est vue en surplomb et à distance, laissant une place importante à la plage et l’île. Il est probable que l’originalité du style d’illustration, avec la subtilité et la légèreté des détails graphiques, ait parue inadaptée à une réduction au format poche en 2019. Au final, les images que Flammarion jeunesse a choisies pour donner envie de lire Vendredi et la vie sauvage dans ces deux livres sont proches sur le plan thématique et elles privilégient toutes deux la légèreté, la lumière et une vision onirique de l’île.

Même s’il faut garder à l’esprit les enjeux commerciaux à l’origine de ce tourbillon de couvertures et d’illustrations renouvelées, ces exemples révèlent des logiques bien distinctes pour l’iconographie liée au roman de Michel Tournier. Car le statut des illustrations anciennes (de plus de quarante ans) est manifestement considéré très différemment dans deux maisons d’édition qui ont chacune un catalogue littéraire ancien avec un patrimoine iconographique de qualité. D’un côté, Gallimard jeunesse efface du catalogue l’illustration de référence de 1977 de Georges Lemoine, laissant penser qu’elle ne correspond plus à la réception d’un nouveau lectorat, et de l’autre, Flammarion jeunesse réhabilite l’iconographie de Durand, illustration originale un peu « vintage »de 1971. Si les couvertures sont actualisées pour renouveler l’indispensable accroche visuelle, le lien avec l’œuvre et la cohérence de l’objet-livre méritent d’être interrogés à chaque réédition modifiée.  Reste à espérer que dans un avenir proche, les illustrations de Georges Lemoine pour Vendredi et la vie sauvage puissent être rééditées à leur tour, qu’elles reprennent place dans les rayons et fassent à nouveau apprécier la qualité de son interprétation du roman de Tournier à de nouveaux lecteurs.

Car ces changements ne sont évidemment pas sans conséquence pour les illustrateurs, il est important de souligner ce que signifient ces arrêts de publication des images. Les droits touchés pour une illustration, grâce aux rééditions en poche et les reprises dans d’autres formats comme les livres audio, sont une source de revenus. Quand cette création soumise à la logique éditoriale disparait des catalogues, la peine est double, sur le plan financier et sur le plan artistique. En effet, les illustrations s’avèrent peu pérennes et leur destin est fragile car, comme les textes classiques peuvent s’effacer des bibliographies quand on ne les fait plus lire, elles peuvent aussi disparaitre des lectures et des mémoires.


Post-scriptum (en quelque sorte) :

En tant qu’enseignante et formatrice, il est arrivé fréquemment qu’en demandant la lecture d’un roman à un groupe, l’ensemble des livres réunis au moment du cours, s’avère disparate : les livres anciens, les prêts en médiathèque ou les commandes récentes font apparaitre des rééditions dont la pagination varie, la couverture est différente, comme parfois l’ensemble des illustrations. Dans le cadre d’une formation d’enseignants, où on fait feu de tout bois, cela donne l’occasion de commenter les choix éditoriaux et les effets de lecture provoqués. Cela invite évidemment à dater les éditions et cela offre l’opportunité de comparer les illustrations mais cela informe aussi sur les enjeux commerciaux autour du livre.

C. Plu


  • [1] Michel Tournier , la réception d’une œuvre en France et à l’étranger
  • [2] Thèse : voir la page sur ce site
  • [3] A Bouloumié, Michel Tournier, le roman mythologique suivi de questions à Michel Tournier, Paris, José Corti, 1988, page 167
  • [4] Thèse « Georges Lemoine, illustrer la littérature au XXè siècle », pp 356-357.

Neige et réconfort au moment du solstice d’hiver : des histoires de Noël sans Noël

Les vitrines des librairies et les présentoirs des médiathèques manifestent depuis quelques semaines l’approche saisonnière qui domine la littérature de jeunesse en décembre avec deux univers iconographiques et littéraires- visuellement identifiables- liés à cette période des fêtes de fin d’année. Aux très nombreux livres qui déclinent en variations -véritablement inégales- le folklore de Noël, répondent d’autres albums qui optent pour des récits du côté de l’imaginaire de la nuit d’hiver.

Dans la préface de Présents de Noël en littérature de jeunesse contemporaine, Jean Perrot délimitait les enjeux de cet ouvrage collectif en se demandant :

« Comment impliquer affectivement les jeunes dans des fictions concernant le « mystère » […] et comment mettre en scène la logique du « don »-qu’il s’agisse de celui de l’Enfant Divin ou du « cadeau de Noël », un acte symbolique […] dont l’enfant est toujours l’héritier. »

Présents de Noël en littérature de jeunesse contemporaine,sous la dir. De D. Henky et R. Hurley, Montréal : Novalis, 2010.

Avec des albums qui traitent du solstice d’hiver en s’appuyant sur l’imaginaire de la neige, les auteurs participent à cette proposition quand ils communiquent l’essentiel de Noël sans en parler du tout. Les symboles du renouveau et du sacré, présents dans le Noël religieux, sont ainsi relayés par des histoires laïques de nuit d’hiver dont les constructions en boucles racontent l’empathie et le don. La proximité des valeurs par tous ces récits rappellent peut-être aussi que les fêtes chrétiennes se sont construites sur le calendrier des rituels païens pré-existants et que le faisceau des symboles, englouti aujourd’hui sous l’approche commerciale de Noël, a un sens qui peut communiquer l’essentiel de cet imaginaire collectif, mais différemment.

Grâce à plusieurs motifs qui déclenchent l’émerveillement à partir de l’imaginaire de la neige, ces albums élaborent une référence à un hiver rêvé, rural et nordique, qui se présente comme universel grâce aux fictions. Je choisis quelques titres pour des lecteurs d’âge différents, exemples plus ou moins anciens, pour préciser ce que je veux dire. Trois des albums ci-dessous renvoient explicitement aux hivers blancs et aux longues nuits du grand Nord mais la référence reste bien moins géographique, même si Guilloppé crée une carte imaginaire pour les deux pays et leur frontière dans ses pages de garde, qu’imaginaire ou mythique.

Lutin veille, Astrid Lindgren, Kitty Crowther, L’école des loisirs, 2012.
Nuit polaire de Delphine Chedru, Sarbacane, 2019
L’imagier de l’hiver de Anne Bertier, Memo, 2020.
La frontière de Antoine Guilloppé, Gautier-Languereau, 2020.

On ne sait qui est lumineux de la chose neigeuse ou de l’esprit qui la rêve. Lumière de nuit de solstice !

« La psychanalyse de la neige » dans Champs de l’imaginaire, G. Durand (textes réunis par Danièle Chauvin),  UGA édition, 1996.

Dans La Psychanalyse de la neige, Gilbert Durand apporte un complément à la poétique des éléments de Bachelard pour cet élément intermédiaire qui se matérialise entre air et eau et qu’il considère en tant que montagnard comme « l’éternelle présence d’une matière ». Il s’intéresse à l’expression artistique de la neige et répertorie un ensemble de formes et de symboles portés par cet élément qui « défait », constituant souvent « un absolu de vide et de silence » qui prépare le « renouveau » dans les poèmes et les récits. Le manteau neigeux métamorphose les paysages et déréalise l’environnement familier, sur le plan visuel et sonore, enclenchant un ensemble de motifs associés qui s’avèrent puissants pour l’imaginaire poétique. De nombreux éléments relevés par Gilbert Durand se retrouvent dans le texte et les images des albums de littérature de jeunesse qui associent la neige à la nuit, confirmant que ces motifs associés ouvrent des espaces de rêverie. Quelques critères…

Nuit polaire de Delphine Chedru

Les récits visuels dans ces lieux enneigés donnent l’occasion d’un travail graphique avec le blanc et, grâce à cela, le jeu des couleurs s’amplifie. Les paysages dans les pages sont construits par la représentation de la neige, qu’elle s’impose par la force des contrastes avec d’autres couleurs en aplats, dans L’imagier de l’hiver ou La frontière, ou que sa luminosité soit évoquée comme c’est le cas avec les bleus dans Nuit polaire. Dans Lutin veille, Kitty Crowther choisit de teinter le bleu profond de la nuit d’une phosphorescence verte qui auréole la lune ou nuance les ombres sur le sol enneigé. Ces verts qui renforcent l’étrangeté de la présence nocturne du lutin (voir la couverture plus haut) semblent prolonger ce que Gilbert Durand relève du côté des visions poétiques de Rimbaud « J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies » (Bateau ivre).

A gauche double page de Anne Bertier dans L’imagier de l’hiver (Memo 2020) et à droite, page de Antoine Guilloppé pour La frontière, (Gautier-Languereau, 2020). photo personnelle.

D’un autre côté, les artistes qui mettent en image ces récits accentuent la force des motifs en jouant avec les contrastes quand les personnages passent de l’intérieur chaud des maisons à la froide nuit extérieure. Et les portes et fenêtres ont un rôle essentiel dans la construction des illustrations, pour accompagner la circulation du regard et annoncer les déplacements, quand l’image montre les maisons du dehors ou laisse apparaitre l’extérieur enneigé par les ouvertures. Même l’imagier de Anne Bertier est créé avec des allers et retours entre les activités évoquées par l’enfant narrateur à l’extérieur et à l’intérieur de la maison.

De plus, la neige se voit également associée à un ensemble de schèmes lumineux et cosmiques : la lune et l’étoile dont la forme, souligne G. Durand, est rappelée étrangement par le flocon : « L’image symbolique de la neige, c’est l’étoile ». En fait, la neige et son pendant, le ciel étoilé, sont communs à l’iconographie de tous les livres thématiques de fin décembre mais la manière de communiquer les symboles en modifie véritablement l’impact comme le montrent les exemples choisis qui tissent les associations entre texte et images. Au début de l’album Lutin veille :« Les étoiles étincellent dans le ciel cette nuit, la neige luit de blancheur, le temps est dur et froid. »

« Elles brillent, elles scintillent, les grandes guirlandes de lumière. » (L’imagier de l’hiver, A. Bertier, Memo, 2020)

Et il est remarquable que les images de chute de neige créent un effet visuel analogue aux ciels étoilés : lumière et neige sont ainsi confondues. Ces éléments iconographiques sont communs à tous les albums de Noël, à commencer par la référence aux décorations du sapin qui reconstruisent artificiellement les scintillements naturels des nuits d’hiver enneigées. La lumière, lampe ou astre, est mobilisée dans les albums comme repère dans la nuit, adoptant aussi aussi un rôle de guide pour le personnage et rappelant dans cette fonction symbolique l’étoile du berger du récit biblique. Dans La frontière, la découverte d’une lumière dans les lointains va rompre l’isolement des protagonistes et déclencher les étapes du quête de l’autre. Dans Nuit polaire, Aku sort dans la nuit, pour suivre une lueur, petite lumière qui le conduit dans les bois, s’échappe et réapparait jusqu’à le raccompagner chez lui. L’illustratrice opte pour des oranges soutenus, complémentaires du bleu, pour appeler le regard vers les arrières-plans et évoquer en même temps la chaleur de la maison. Et le lutin d’Astrid Lindgren, inspiré du Tomten nordique, est représenté par Kitty Crowther une lampe à la main : cette lumière chaude qui l’accompagne dans sa déambulation crée un dialogue visuel avec le cercle lunaire, apportant une auréole rassurante à sa présence dans de nombreuses pages.

« Lorsqu’il neige, il ne fait jamais nuit »

G. Durand, « La psychanalyse de la neige »

Si la neige est liée logiquement au froid et au blanc, Gilbert Durand rappelle qu’elle est associée également au silence et à la solitude. C’est ce que les albums sélectionnés confirment. « De la neige ! Partout ! Un silence ! du froid ! C’est l’hiver » ouvre l’imagier pour petits de Anne Bertier. Dans le récit d’Astrid Lindgren, le lutin veille sur la ferme et ses animaux pendant la longue nuit d’hiver et « les hommes ne le voient jamais », les illustrations de K. Crowther le montrent à plusieurs reprises seul sous la lune ou traversant la campagne enneigée et il chuchote d’« une petite langue silencieuse » à l’oreille des habitants endormis. C’est seul également que le petit Aku, quitte la maison pour parcourir la forêt de nuit et « ses pas crissaient dans le silence bleuté » dans le texte de Delphine Chedru. Et enfin l’album d’Antoine Guilloppé met en scène deux ours solitaires, Jörg et Selma, gardiens de leur frontière, de part et d’autre du détroit d’Ah-Yong. La scénographie des pages et la construction narrative avec la succession des deux points de vue, accentuent l’isolement de chaque protagoniste, avec une symétrie des solitudes jusqu’à leur rencontre finale. Le texte soigné de l’auteur, pour une narration externe mais en focalisation interne, fait entendre les pensées de chacun : en début d’album Jörg voit sa solitude perturbée  » Comment est-ce possible ? Il n’y a personne à des kilomètres à la ronde ! » et du côté de Selma en deuxième partie d’album : « Il n’y a personne dans ce désert glacé » pense Selma. Il faut tout de même souligner la construction des récits, répétitive avec des boucles narratives, la circularité pour Nuit polaire et Lutin veille avec des formes traditionnelles formulaires, et les symétries pour La frontière ou L’imagier de l’hiver.

Lutin veille, A. Lindgren, K. Crowther, Pastel, L’école des loisirs, 2012.

Pour revenir sur le postulat de départ, qui interrogeait la référence au don symbolique, il faut noter que les motifs réunis autour de la neige entrent en cohérence avec ce que ces albums racontent ; tous parlent d’empathie, de lien et de cadeaux pour un réconfort apporté au cœur de la nuit d’hiver. La tournée nocturne du Lutin vise à rassurer les habitants de la ferme par une petite chanson dont les couplets s’égrainent de page en page, témoignant qu’il « a vu les hivers venir et s’en aller », rappelant le retour cyclique des saisons nourricières, tout en échangeant avec eux chaleur, œuf, graines, paille ou lait… Selma et Jörg dans La frontière échangent eux aussi avant de se retrouver et de « se tenir la main pour se réchauffer » : d’abord des signaux lumineux, puis des cadeaux à distance, déposant des saumons, des petits mots, du biscuit ou du chocolat à destination de l’autre. Et Aku de Nuit polaire rencontre sur son chemin dans les bois une ribambelle d’animaux qui l’ont suivi en randonnée jusqu’à sa maison où « ils entrèrent se mettre au chaud./ Et sous la douce lumière, les nouveaux amis se serrèrent les uns contre les autres« , recomposant une image de crèche autour de l’enfant dans les bras de l’ours. Comme dans de multiples autres albums, au final, ce sont les valeurs du don portées par les noëls anciens, qui sont nichées dans ces histoires de nuit et de neige : le réconfort naissant autant de la lumière dans la nuit que de la présence des autres.

De nombreux albums d’hiver pourraient être ajoutés, comme exemples, à ces quelques remarques. Finalement, au delà des repères mis en évidence, il est essentiel de rappeler que l’approche thématique des livres de jeunesse limite souvent l’intérêt des lectures mais qu’elle peut cacher une grande richesse symbolique et poétique qui mériterait d’être révélée et travaillée dans les médiations pour sa dimension essentielle.

C. Plu

De la table de travail et des carnets, aux wagons de la fiction : un jeu littéraire et visuel

K. Schärer, Toi ! l’artiste !, Kaléidoscope, L’école des loisirs, 2010.

En préparant mon site, j’ai associé au sommaire un détail emprunté à l’album  Toi ! l’artiste ! de Kathrin Schärer. Et  en mettant en ligne une page sur les carnets des illustrateurs, il me semble temps de justifier ce choix en le commentant. Selon moi il souligne l’importance de ce que les auteurs d’images partagent en ouvrant les coulisses de la création des albums, en offrant aux regards leurs carnets, leurs archives, originaux et les scènes de leur tables de travail. Il y a là une conception du livre et de la fiction qui s’en voit modifiée quand les lecteurs peuvent prendre de la distance avec l’œuvre publiée, mais également une adhésion à l’univers artistique des auteurs  grâce à la découverte du« making-off » ou de « l’avant-images » des albums. Et parfois les auteurs en jouent dans leurs livres.

Kathrin Schärer, Toi ! L’artiste !, Kaléidsocope, 2010

L’album de Kathrin Schärer, auteure-illustratrice suisse allemande construit la petite histoire du voyage en train de Johanna le cochon (le titre original en allemand est Johanna im Zug, Atlantis, 2009), mettant en scène le temps-et l’espace- de l’invention du récit. La table de travail de l’auteure avec ses outils de dessin et ses notes est représentée frontalement, selon le point de vue de l’artiste, avec ses mains qui interviennent sur les pages dans un trompe-l’œil  : ce fil conduit le jeu de mise en abime du voyage du début à la fin du livre, pages de garde comprises. De page en page, Johanna  interpelle son auteure et l’album s’élabore dans une négociation sur toutes sortes de précisions  entre le texte prévu, les images qui se créent et le fil narratif qui se construit, déviant du projet de départ et enrichissant l’histoire, assez plate si on considère la trame écrite dans la page, de péripéties et surprises. « Dis, pourquoi nous sommes seuls dans nos compartiments, tu pourrais mettre quelqu’un près de moi ? » .

Les revendications du personnage concernent  son physique et ses vêtements, son nom, ses voisins de compartiment, la vitesse du train… Une partie de ce qui advient dans les images, dont Johanna rend compte en réagissant, est présenté comme indépendant de l’invention de l’artiste. Et pourtant, au final, le lecteur, amusé par le jeu des possibles, ne sera pas dupe : l’auteure crée les situations qui pimentent le voyage de Johanna, jusqu’à sa rencontre avec un alter ego, Jonathan, cochon qui passe d’un train à un autre… comme s’il traversait le miroir. À partir de ce moment, le personnage n’a plus besoin de l’auteure et poursuit au-delà du livre. Il y aurait de quoi développer du côté théorique.

Photo personnelle : ages manipulées de l’album, Toi ! l’artiste !

Kathrin Schärer  aime les jeux narratifs élaborés par la combinaison d’images dans les doubles pages, produisant une lecture peu linéaire comme l’avait joliment montré son album Bonne nuit Monsieur Renard !, paru aux éditions Âne Bâté en  2004. Dans Toi ! L’artiste !, non seulement la création de l’histoire est scénarisée dans les pages, mais l’histoire est conçue avec des retours en arrière, des bifurcations narratives, des pages coupées pour faire progresser les possibles. Elle crée donc un jeu de convention sur la fiction par la mise en scène de la création de son histoire.

Et sur ce terrain des métalepses qui intègrent l’acte d’invention au récit, je pense à de nombreux autres auteurs qui  ont varié les plaisirs avec les albums, jouant avec les formes de leurs livres : Rascal et Peter Eliott dans C’est l’histoire d’un loup et d’un cochon (Pastel, 2000), l’auteur britannique Emily Gravett ou les jeux iconotextuels de Hervé Tullet… il y en aurait de nombreux autres. Sachant que le procédé n’est pas nouveau car, du côté des films d’animation, Emile Cohl jouait déjà avec la main du dessinateur-animateur dans son premier très court métrage de 1908 Fantasmagorie. C’est une façon de démythifier la magie tout en accentuant la connivence avec le lecteur.

Sur un autre plan, je suis frappée par le choix du train comme cadre de cette histoire, et je poursuis cette réflexion sur la symbolique du récit en train de se faire.

Je laisse de côté la référence au roman La modification de Michel Butor , qui investissait l’espace du compartiment et le temps du voyage pour un développement fictionnel ouvert sur les possibles du réel et de la fiction. En restant dans le champ de la littérature de jeunesse, je reviens sur ce qu’en a dit Michel Defourny dans Jeux graphiques dans l’album de jeunesse (Actes du congrès de 1988 parus en 1991 dans la collection Argos, CRDP académie de Créteil-Université Paris-Nord). Dans son article « Trains en jeux » , il répertorie plusieurs significations que peut prendre cette métaphore : symbole de la modernité, le train est une « traversée rationnelle et rectiligne de l’espace » ; il est aussi « symbole de la maitrise du temps » et « spectacle ». De plus, comme avec l’album Toi ! l’artiste ! la scénographie autour du train, en gare ou filant sur les rails, construit le récit avec ce qui est vu par les fenêtres, du train vers l’extérieur, d’un train à l’autre et du quai quand on regarde les compartiments où sont les voyageurs : « En même temps, souvent le voyageur dans le train regarde le paysage.  Le train regardé par les uns est regard sur l’espace traversé. » Je propose donc de prolonger un petit peu la liste de Michel Defourny : d’autres trains ont participé de façon dynamique, avec leurs compartiments vides, ou remplis de personnages, aux fictions imaginées pour les albums.

Parmi les albums qui associent le train aux jeux de conventions fictionnelles :

Photo personnelle des albums choisis dans mes rayons : Encore un peu de Zuza ? d’A. Vaugelade, l’école des loisirs, 1999 (en haut droite) ; et La grande forêt (Le pays des Chintiens) de Anne Brouillard, Pastel, L’école des loisirs, 2016 (dessous).

 Encore un peu de Zuza ? d’Anaïs Vaugelade (L’école des loisirs, 1999) avec son second  récit, « Le voyage », met en scène le jeu « on dirait qu’on part en train ». Cette histoire en quelques pages installe la petite Zuza –et son double animal- entre les fenêtres et sous les cadres du compartiment de train imaginé, pour que le lecteur accompagne et anticipe aussi le voyage inventé. Et comment ne pas  associer aussi les récits créés par Anne Brouillard ?  Dans une majorité d’albums de sa bibliographie, les trains, rails et gares, hommages visuels à Paul Delvaux, parcourent les paysages de ses aventures rêvées. Dans le premier tome de son cycle Le pays des Chintiens, La grande forêt, Véronica, accompagnée de Killiok et des amis rencontrés en chemin, prennent un train vide et mystérieux au cœur de la nuit pour traverser la forêt jusqu’au terminus qu’ils atteignent au petit matin. Le train est un répit, une pause et une échappée pour la petite troupe d’amis, une métaphore du rêve qui fait avancer le récit sur la carte du pays des Chintiens.

De Johanna à Zuza et Véronica, sans oublier Michel, revenons au point de départ, celui de la genèse des albums et les objets qui en témoignent . Au final, il me semble qu’avec ses pages vides, qui se remplissent au fil de la création, le carnet partage une force symbolique avec cette métaphore du train. Et pour l’album en cours de construction, ne parle-t-on pas d’un chemin de fer ? C. Plu

En toute fin, je reprends la citation de Michel Defourny dans « Trains en jeux »

« Le train et le chemin de fer relèvent, à mon avis, de ce que Roland Barthes appelle les signifiants purs : une forme dans laquelle les hommes ne cessent de mettre du sens, qu’ils prélèvent à volonté dans leurs savoirs, dans leurs rêves, leur histoire, sans que ce sens soit  fini et fixé »

Référence à R. Barthes, La tour Eiffel, Delpire, 1964.

Images de graveuses pour les livres

Deux expositions à Paris permettent d’admirer de superbes estampes originales réalisées par deux auteures-illustratrices pour les livres d’images adressées à la jeunesse. Dans deux lieux parisiens, opposés par leurs dimensions et leurs activités, une librairie du 18ème arrondissement et la Bibliothèque François Mitterrand, il est possible d’apprécier en ce moment une partie de la création de deux artistes dont le point commun est le choix technique de la xylogravure. La matière apporté par l’impression à parti de bois, grâce à la maitrise des artistes, apporte un grain aux couleurs qu’elles choisissent avec soin pour des univers qui réjouissent l’œil aux côtés de textes, qui sont parfois eux-aussi de leur création.

photo personnelle : Julia Chausson, Les trois petits cochons, A pas de loup, 2021 et Julia Chausson, Mon petit lapin, Rue du monde, 2021

Une série d’estampes de Julia Chausson est visible de la librairie « L’humeur vagabonde » à Paris. Présentés au milieu des rayons, les originaux permettent de découvrir les images de son dernier album Les trois petits cochons paru chez l’éditeur À pas de loup. Il s’agit d’une réécriture du conte (conte type n°124) à partir de quatre variantes orales dont les sources sont mentionnées par l’auteure en page de garde . À partir de ce texte, rythmé et dialogué, dont la typographie met en valeur des caractéristiques orales à chaque page, le récit en images joue, comme l’illustratrice en a l’habitude, sur la sobriété des formes et un jeu de couleurs audacieux. Si les silhouettes des cochons et du loup sont archétypales, les compositions de la forêt et des diverses maisons du conte surprennent par leur composition et leurs motifs.

photo perso : deux doubles pages de l’album Mon petit lapin, Rue du monde, 2021.

L’auteure de la petite collection « Les petits chaussons » éditée par Rue du monde, a déjà habitué les jeunes lecteurs à son jeu d’images et de pages pour accompagner les comptines et chansons traditionnelles. Parmi les titres de sa bibliographie, cette douzaine de petits cartonnés ont déjà révélé l’efficacité du savoir-faire de Julia Chausson. Comme son site peut en témoigner cette auteure d’album prolonge ses livres avec des médiations et des ateliers sur la gravure. Avec de futurs professeurs des écoles, nous avions pu profiter de sa venue pour une initiation, il y a quelques années.

Photo personnelle, vue des originaux exposés extraits de l’album Le carnaval des animaux sud-américains, Carl Norac, May Angeli, Eliot Janicot, Didier jeunesse, 2021 ( exposition May Angeli les couleurs de l’enfance, 25/11/21)

Et dans la galerie des donateurs, la BNF François Mitterrand expose une sélection d’originaux et d’archives parmi les 900 documents donnés à l’Institution par May Angeli. L’exposition May Angeli les couleurs de l’enfance réunit une sélection d’estampes originales, des archives dont plusieurs carnets, et des livres illustrés par l’artiste. Comme le titre de l’exposition l’annonce, le parcours d’exposition est un régal de couleurs lumineuses, valorisées par les superpositions et les transparences dont l’illustratrice joue sur le papier, car une des caractéristiques des œuvres gravées de l’artiste-graveuse réside dans son art de la couleur et de la composition.

Dis moi, édition du Sorbier, 1999

Dans l’article du Dictionnaire du livre de jeunesse, Janine Kotwika, qui consacre aussi plusieurs contenus à May Angeli sur son site, établit des liens avec les maitres de l’estampe japonaise : « D’une adresse singulière dans le coup de gouge, à la fois précis et énergique, elle est virtuose dans l’usage de la couleur, jouant harmoniquement des superpositions d’encres et optimisant, dans ses compositions, les aspérités et veines du bois de fil. L’influence est évidente des Ukiyoé et en particulier de ceux d’Hokusai, dont elle a parodié quelques estampes dans les Kipling, et les célèbres vues du Mont Fuji avec les Boukornine de Dis moi, variations de lumière à la Monet sur un lieu aimé, qui raconte de façon très originale la création de Carthage. » (page 32, éditions du Cercle de la librairie, 2013). Ce magistral savoir-faire avec les couleurs s’est révélé avec d’autres techniques, notamment avec les encres dans les livres parus chez Syros (voir par exemple, Drôle d’oiseau, 1992).

Quelques autres albums à partir de gravures : Le lion et les buffles (Seuil 2014) ; Voisins de palmier (Thierry Magnier, 2004) ; L’école est fermée, vive la révolution ! (La joie de lire, 2015) et pour les éditions des éléphants : Caruso (2018) ; L’ours et le canard (2019) et Cache-cache (2017).

Son impressionnante bibliographie pour les éditions de la Farandole, le Père Castor, les éditions du Sorbier et plus récemment chez Thierry Magnier, La joie de lire, Seuil jeunesse ou les éditions des éléphants révèle d’une part la diversité de ses techniques mais également l’évolution de son travail avec l’écriture de textes pour des albums engagés sur des valeurs humanistes.

Des oiseaux, Buffon, May Angeli, éditons Thierry Magnier, 2012

En 2019, l’illustratrice avait rencontré des étudiants du master où j’enseignais, et nous avions eu la chance de l’entendre, notamment sur la réalisation de la xylogravure, qu’elle privilégie depuis les années quatre-vingt-dix, et sur les étapes préparatoires – écriture et illustration- de plusieurs de ses albums. La sélection et la scénographie de la salle d’exposition de la Grande Bibliothèque rendent un bel hommage à son parcours depuis les années soixante et aux qualités des images créées pour ses livres. Pour son album Les oiseaux, elle a reçu le Grand prix de l’Illustration à Moulins en 2013.

La technique de la gravure sur bois apporte aux illustrations une grande force graphique : les artistes créent leurs images en intégrant le blanc de la page grâce au jeu de composition avec la réserve qui souligne les formes. Les livres lumineux de May Angeli et de Julia Chausson montrent également que ce savoir faire sait jouer aussi avec l’éclat des couleurs.

C. Plu


Plusieurs autres créateurs de livres de jeunesse sont renommés pour leurs illustrations à partir de gravure : Joëlle Jolivet et Benoit Jacques, chacun avec des univers graphiques et littéraires différents, privilégient des images qui font la part belle au noir avec une virtuosité et une inventivité multi-récompensées. Il y aura aussi beaucoup à dire sur leurs livres et sur leur art de la composition donc le sujet sera poursuivi… plus tard.

Et en ce moment, jusqu’au 12 décembre 2021, la Biennale de la gravure de Sarcelles (Val d’Oise) peut régaler les amateurs de gravures avec son exposition de centaines d’œuvres d’artistes.


Galeries d’arts minuscules pour imagination majuscule 

Les albums ouvrent souvent leurs pages sur des univers graphiques en miniature, offrant de petits mondes de papier aux lecteurs. Dans certains cas, les images de ces albums correspondent à de véritables créations minuscules par les artistes-illustrateurs. Les objets et mondes reconstruits à petite échelle peuvent bien évidemment évoquer les réductions d’objets qui peuplent les chambres enfantines et qui animent de multiples fictions dans leurs jeux. Mais deux expositions montrent la richesse des approches artistiques des œuvres miniatures, qui ne sont pas seulement adressées aux enfants.

Le jardin des Minimiams, Akiko Ida, Pierre javelle, Rue du monde, 2005

En effet cette invitation imaginaire qu’offre la miniature semble avoir aussi une place dans l’actualité, avec des approches artistiques différentes sur le minuscule. L’exposition Small is beautifull actuellement à Paris en montre la virtuosité et la grande diversité avec des œuvres étonnantes faisant systématiquement fiction, et pour chaque artiste, une réflexion sur le monde réel. Et dans cette exposition parisienne, de grandes reproductions photographiques de Pierre Javelle présentent les créations miniatures de Akiko Ida, publiées en 2005 dans un album jeunesse sous le titre Le jardin des Minimiams. Malheureusement la caractéristique alimentaire, donc éphémère, des œuvres ne permet ni leur conservation ni leur exposition plus de quinze ans après.

Il est donc intéressant d’apprécier ces créations miniatures quand elles sont montrées, c’est le cas d’une autre exposition également liée à l’édition pour la jeunesse car elle présente le travail de deux créateurs d’images pour l’album.

À La Cachotterie, galerie d’arts minuscules de l’auteur-illustrateur Frédéric Clément, une exposition mêle les originaux de son dernier album Isidor Dé, couturier des fées (Saltimbanque éditions, 2021) aux dessins de l’illustratrice Isabelle Chatellard, et cela jusqu’au 8 janvier 2022 (en association avec la galerie L’art à la page).

Sur les murs, les œuvres des deux artistes alternent sous une ribambelle de toutes-petites figurines et d’objets minuscules : collections de dés, paires de ciseaux anciens et personnages miniatures. Ce tissage visuel entre dessins, peintures et objets exposés demande à la visiteuse de s’approcher pour en apprécier les détails et d’ainsi participer à ces « Histoires cousues » qui naissent de multiples correspondances possibles.

Isabelle Chatellard, Des motifs ou presque… L’art à la page, 2013.

Du côté des créations de Isabelle Chatellard, ses dessins d’une très grande finesse jouent avec les motifs empruntés à la nature, présentés sur papier en séries et en variantes légèrement colorées. L’ensemble se caractérise par des jeux délicats d’accumulation visuelle avec des motifs de toute petite taille tracés du bout du crayon. À certains motifs présentés comme des échantillons textiles, s’ajoutent des dessins d’arbres dont l’artiste a choisi d’esthétiser l’alignement des troncs ou l’entremêlement des branches. Le regard est invité en deux temps : le motif accroche et séduit, puis en approchant, on découvre de multiples surprises graphiques avec des collections d’insectes, d’oiseaux, de branches, fruits et fleurs, qui jouent avec le blanc des fonds.

éditions Saltimbanques, 2021

Et  le nouvel album de Frédéric Clément, inspiré d’un petit nécessaire de couture ancien exposé dans la galerie, déroule le récit merveilleux d’un atelier de confection pour fées, donc d’une création en miniature. Son style fantaisiste, sophistiqué et poétique, inspiré de collections et d’assemblages depuis l’album Magasin Zinzin (Ipomée-Albin Michel jeunesse, 1995) se décline cette fois à hauteur de dé : les dentelles et épingles se joignent aux plumes, insectes, fèves et pépins de pomme. Les planches peintes représentant les robes sorties de l’atelier du couturier sont aussi exposées, et accompagnées d’originaux plus anciens, rappelant que l’illustrateur a aussi une prédilection, depuis les années 80, pour les costumes baroques, les tissus précieux et les plis. Les lecteurs amateurs des illustrations de Frédéric Clément y reconnaitront des originaux pour les recueils ses contes de Mme d’Aulnoy, La chatte blanche et autres contes (1989), L’oiseau bleu et autres contes (1991), édités chez Grasset jeunesse. C. Plu

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« En fait, l’imagination miniaturante est une imagination naturelle. Elle apparait à tout âge dans la rêverie des rêveurs-nés.

[…]

La miniature fait rêver. Ainsi le minuscule, porte étroite s’il en est, ouvre un monde. Le détail d’une chose peut être le signe d’un monde nouveau, d’un monde qui comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur. La miniature est un des gites de la grandeur ».

Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, PUF, 1957.