Lire les œuvres avec leurs images

Page qui s’adresse avant tout aux médiateurs de la lecture et des livres pour prêter attention aux images avec un dispositif simple et aborder leur complexité.

Lire un ouvrage pour la jeunesse implique la prise en compte des différentes dimensions qui font sens : l’image, parce qu’elle entre en relation spatiale et sémantique avec le texte, doit être associée à ce dernier dans l’activité de compréhension mais aussi pour l’enseignement littéraire en classe.

« L’image de l’album – quel que soit le public visé, enfant ou adulte- est ambiguë par la complexité des propositions mises en jeu par les créateurs. […] L’acte de lecture de l’album, par contre est acte de préhension globale de l’histoire illustrée, chaque image étant affectée par le contexte dans lequel elle apparaît. Le dynamisme de l’acte de regarder se trouve donc lié au dynamisme de l’acte créateur.  » Jeanine Despinette, Jeux graphiques dans l’album pour la jeunesse,

Et la prise en compte de la part graphique dépend du type de livre illustré et du type de relation que le texte entretient avec l’image : le médiateur doit s’appuyer sur des repères pour adapter ses choix aux spécificités du livre .Tout est question de stratégie :

« D’abord les images puis le texte ou l’inverse ? bribes de texte et image correspondante alternées ? occultation de certaines images ? Tout dépend de la stratégie de l’album et de la stratégie du maître. » Catherine Tauveron, Lire la littérature de jeunesse à l’école, Hatier 2002.


L’illustrateur Claude Lapointe explique les liens multiples de l’image avec le texte et apporte des éléments au débat sur l’intérêt de l’illustration dont il réfute la simplicité, notamment en s’inspirant de l’effet Koulechov. Ce dernier permet de comprendre les multiples significations qu’une image peut prendre en fonction du texte qui l’accompagne.  » Ces petits exemples montrent la force d’action d’un langage sur l’autre et la précision que les deux langages réunis peuvent avoir. Dans les albums pour enfants, l’auteur du texte va voir son récit ancré, précisé et déterminé par les images de l’illustrateur. L’histoire lue ne sera ni celle de l’auteur, ni celle de l’illustrateur. Il s’agit réellement d’une œuvre commune. Seule la lecture globale image/texte ou texte/image est réelle pour le lecteur. Pourquoi dans ce cas analyse-t-on trop souvent le texte seul ? Pourquoi juge-t-on trop souvent les images seules ? Pourquoi les éditeurs se décident-ils presque toujours sur un texte pour envisager un album ? je crois et je milite pour une approche du rapport texte/image plus poussée. Dans la formation des illustrateurs à Strasbourg, je tiens à ce que le texte soit toujours présent. » Claude Lapointe, dans Argos hors série, CRDP, mars 1997.

Vers les articles du blog :

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Une stratégie de médiation

Choisir plusieurs unités pour le sens :

Comme la lecture s’effectue au feuilletage et que le message s’enchaine de page en page, la première unité à regarder est la série des pages sur l’ensemble du livre, avec comme unité minimale la double page : l’espace de l’écran de lecture en quelque sorte.

L’album ou le livre illustré étant un objet conçu avec toutes ses dimensions, matérielle et visuelle, texte et images : la couverture, les pages de garde et les pages de titre sont aussi à identifier comme potentiellement porteuses de sens. Il n’y a pas toujours matière à s’y arrêter longtemps mais leur intérêt pour la médiation reste à réfléchir à chaque fois ; parfois elles méritent un rôle parce qu’elles sont pleines d' »esprit ».

« Retour à l’esprit du texte, à la progression du récit, à sa syntaxe, au rythme, à sa musique, puis plus précisément, aux chapitres, au découpage, à la narration.(…) Un premier chemin de fer (ou story board) : le découpage des scènes principales, les moments de tension, les respirations, les pizicattos, les adagios, le point culminant, la chute… (…) Tu fais des allers-retours permanents entre le texte et l’image ; tu confrontes les mots et les images. (…) Ça y est tu as trouver la mélodie qui s’accorde avec le texte ! » (MAJA, Sorbier, 2004)

Proposition de méthode

Quatre supports en quatre temps… et +

  • 1 Penser le rôle des images dans l’ensemble, opter pour un scenario de lecture.
  • 2 Prévoir un retour sur quelques images après la lecture en les présentant dans leur double page. Là encore, être stratégique : sélectionner une série de deux pages qui ont un rôle important : mise en évidence de l’enjeu de l’histoire, point culminant du récit, charnière narrative, chute. Car comme le signale Daniel Maja, et comme l’étude des carnets d’illustrateurs le montre, les images sont pensées et créées à partir de multiples liens avec le texte et à tous niveaux : construction du récit dans la série des pages, définition des personnages, des lieux et bien d’autres éléments qui ne se cantonnent pas aux éléments narratifs.
  • 3 Inviter à choisir une page illustrée considérée comme importante pour l’histoire et le justifier sans « j’aime ou pas ».
  • 4 Extraire un détail d’illustration pour un approfondissement, des liens et références de l’image et un retour distancé sur le contenu du livre.
  • Un + : Si l’œuvre est patrimoniale et qu’il existe plusieurs illustrations pour le texte, il est intéressant de relier différentes illustrations, interprétations d’une scène ou d’un personnage par des artistes différents.(C’est l’étape optionnelle qui est un gros +)

Principes

  • Si une image regardée est isolée pour être commentée, c’est pour revenir au sens de ce qu’elle « raconte » ET toujours la relier au texte, au récit si c’est une histoire… La description, qui est une étape souvent nécessaire, n’est pas le but mais un détour pour réfléchir comment l’image construit du sens dans le livre. LA question à poser : que montre/que dit cette image de l’histoire ?
  • De façon générale, favoriser des allers et retours entre le texte et les images pour que la compréhension s’enrichisse de leur complémentarité et du jeu « collaboratif » que le livre installe entre les deux.

Sophie Van der Linden met en évidence la complexité de l’analyse des albums dans le cadre d’une définition des différentes fonctions liant le texte et l’image : « Cette présentation, fonction par fonction, ne doit pas laisser croire à leur unilatéralité ni à leur cloisonnement. Bien souvent texte et image remplissent simultanément une fonction -différente- l’un vis-à-vis de l’autre, qui se réalise dans le cheminement de la lecture : découverte d’une image, lecture du texte et retour à l’image. L’image peut alors, après lecture du texte, livrer un nouveau message.  » (S. Van der Linden, Lire l’album 2006).


« La démarche qui vise le questionnement des situations sollicitant la relation texte et illustration impose la nécessité de travailler selon deux modalités une phase de réflexion et une phase de confrontation ; Il s’agit de donner l’occasion de réfléchir l’œuvre à partir d’images parce qu’elles proposent des ouvertures pour l’interprétation; donc les tâches données aux élèves à partir d’illustrations incitent à l’explicitation de la compréhension, la formulation d’hypothèses et d’interprétations, la confrontation de points de vue sur le texte et l’image… «  p.181. C. Plu, « Entrer dans  la lecture  littéraire par la relation texte et image », La littérature en corpus, (Actes des 9es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature : Bordeaux, 3-4 avril 2008) SCEREN Bourgogne, 2009.

Tout d’abord identifier la stratégie des livres avec images , donc chercher ce que font les images avec le texte, et réciproquement, pour identifier ce que cela raconte et comment.

Puis adopter une stratégie de médiation qui prête une attention aux images dans les livres afin d’inviter les jeunes lecteurs à accéder à toutes les dimensions des œuvres.

Deux exemples : Un conte illustré et un album iconotexte

R. Dahl illustré par Q. Blake, Gallimard jeunesse, 1988

Un roman illustré

Il y a des images dans de nombreux romans et récits illustrés. Les illustrations, parfois nombreuses, jouent un rôle dans la lecture : elles ponctuent les pages, offrant des pauses au lecteur dans les blocs de texte ET elles posent des repères sur les personnages, les lieux et les péripéties…

Peau d’âne de C. Perrault illustré par J. Claverie, Albin Michel, 2012
I. et E. Mari, L’école des loisirs, 1970

Des albums : une catégorie large

Si l’image est omniprésente, dans toutes les pages, c’est un album. Cet ensemble de livres qui accorde une part dominante à l’image dans les pages, n’est pas un genre littéraire mais un type éditorial. Il existe une infinie diversité de formats et de projets d’albums… et plusieurs catégories en fonction de l’articulation texte et images.

A. Browne, Kaléidoscope, 1989

Un iconotexte

De plus en plus d’albums sont iconotextuels, les images et le texte sont indissociables et interdépendants pour raconter. Ni le texte seul ni les images sans ce dernier ne permettent d’accéder au récit véritable. Donc la lecture ne peut se faire qu’avec les deux instances.

Rascal, Louis Joos, L’école des loisirs, 1996
La reine des fourmis a disparu, F Bernard, F. Roca, Albin Michel jeunesse, 1996

Texte et images créés par un ou deux auteurs

Ces albums peuvent avoir un unique auteur pour le texte et les images comme Anthony Browne dans Le Tunnel. Mais parfois deux auteurs qui ont collaboré pour un récit inédit, peuvent construire un récit iconotextuel comme Rascal et Joos pour Le voyage d’Oregon ou Fred Bernard et François Roca dans leurs albums. Le texte est écrit en laissant sa place à l’image donc l’articulation du texte et de l’image est pensée au moment de la création.

Album où le récit est surtout graphique

L’essentiel est porté par la narration graphique. Le texte est présent et il apporte des compléments, comme le nom des personnages ou des éléments de dialogue. Mais la succession des pages suffit aux plus jeunes lecteurs.

Antoine Guilloppé, Casterman, 2004

Album sans texte ou « toutimage« 

Tout le récit repose sur la seule série d’images. Et le titre apporte un élément de texte pour ancrer le sens. Ici avec Loup noir, une fausse piste… Même avec un titre qui ne joue pas avec son lecteur, l’album sans texte n’est pas sans complexité car il laisse de nombreuses ellipses, il demande au moins autant de coopération qu’un album avec texte.

Les aventures de Pinocchio, Collodi, illustré par R. Innocenti, Gallimard, 2009

Des « albums » où le texte est premier

Si l’image ponctue les pages de façon régulière mais laisse des doubles-pages de texte sans illustration, c’est un récit illustré édité en album.

Dans ces livres de format « album », les articulations entre le texte et les images dans les pages sont très diverses : la mise en page varie selon la stratégie et l’harmonie choisies pour l’effet de lecture.

Histoires comme ça, R. Kipling, E. Delessert, Gallimard jeunesse, 1972

Un texte indépendant et des illustrations qui l’interprètent

Ce cas peut être trouvé dans des formats en poche comme en album. Les œuvres dont les images sont créées par un artiste graphique à partir d’un texte créé antérieurement, donnent la possibilité d’une lecture du texte seul car le texte est indépendant et auto-suffisant. Et les illustrations, quand elles sont réalisées par un grand artiste, enrichissent la lecture avec des références et une interprétation.

  • repérer la construction du chemin de fer (définition) pour saisir comment le livre raconte avec les images
  • prendre des repères pour choisir des passages intéressants sur l’ensemble avec des images à privilégier.
  • à partir de cela, inviter à prêter attention aux images pour la lecture puis pour la compréhension et l’interprétation, effectuer des arrêts sur image, des retours sur images.
Hänsel et Gretel, Gallimard jeunesse, 2009

Exemple 1 : un conte illustré

Stratégie de chemin de fer : alternance entre le récit en texte et celui des doubles pages illustrées pour le conte de Hansel et Gretel, paru en 2009.

Pour ce grand format édité par Gallimard jeunesse, le choix de mise en pages fait alterner les doubles pages de texte, composée de blocs typographiques carrés bordés de larges marges blanches, avec de superbes doubles pages d‘illustrations de Lorenzo Mattotti, pour peindre un univers sombre et mouvementé, interprétant ce conte d’enfants abandonnés dans la forêt. Ils sèment cailloux et miettes, se perdent jusqu’à la maison d’une vieille femme mangeuse d’enfants puis Gretel libère son frère Hansel avant de retrouver le chemin vers leur père. Le grand album de format à la française (245 x 335 mm) offre un grand écran visuel pour les images. Le récit est composé sur 22 doubles pages avec 11 pages d’illustrations en pleine page à fond perdu. Cette mise en pages met en évidence l’indépendance du texte et souligne le fait que les images sont les interprétations, les « visions », d’un artiste pour ce conte. Dans la lecture et au feuilletage, ces pages contrastent fortement sur le plan visuel : la régularité blanche et statique des pages de texte s’oppose à l’univers graphique tourmenté des images, éclairé de zones blanches pour les éléments-clés. L’effet est saisissant, impressionnant et dramatise chaque scène illustrée. Ce n’est pas une version pour les plus jeunes lecteurs car ce sont les dimensions anxiogènes du parcours des héros qui sont projetées.

Quatre étapes proposées

montage personnel en miniatures de pages, comme un « chemin de fer »

1 Puisqu’il s’agit de l’illustration d’un conte des Frères Grimm, donc d’un texte qui peut se suffire à lui-même, la stratégie de médiation est ouverte pour lier ou dissocier les images, le scénario de lecture peut varier :

  • lire l’album tel que l’éditeur l’a construit en jouant sur l’alternance des passages lus et l’immersion dans la scène créée par l’illustrateur. Chaque plongée visuelle dans les images est l’occasion de faire résonner le passage qui vient d’être lu, d’en confirmer le sens, d’en apprécier l’interprétation graphique et d’ouvrir les multiples dimensions des effets sur les lecteurs.
  • lire le texte d’abord, sans les illustrations puis découvrir comment les images racontent à leur manière : cette seconde « lecture » est l’occasion de reformuler le conte, de le commenter et d’interroger le sens…Cette lecture séquentielle pourrait rappeler un peu celle d’un strip de bande dessinée.
  • Parcourir la séquence des pages d’illustration avant de lire le texte peut aussi s’avérer intéressant, surtout si les lecteurs connaissent déjà le conte… La mémoire se reconstitue avant d’en apprécier la nouvelle lecture.

Cette vue de l’ensemble des pages du livre peut apporter des repères intéressants : continuité, rythmes, symétries, ruptures. Et choisir quelques pages sur lesquelles s’arrêter ou revenir après une première lecture.

2 Un retour sur une série de deux doubles pages

pages de début et page d’illustration finale

On peut noter que la première illustration, dans sa composition, est en correspondance avec la dernière illustration, le lieu du départ du conte est aussi celui du retour final, la maison du père d’Hänsel et Gretel. Alors que le début du conte est plongé dans la nuit comme le paysage, la fin est plus lumineuse : le chemin et l’horizon sont clairs au moment des retrouvailles.

illustration choisie de L. Mattotti extraite de l’album Hänsel et Gretel, Gallimard Jeunesse, 2009

3 une page choisie

mon choix à droite, ma justification ci-dessous

Dans cet série de très belles illustrations, la scène de la rencontre avec la vieille femme sur le pas de la porte me semble intéressante pour revenir sur un passage important car la construction de la scène par l’illustrateur est ambiguë, sont-ils dans la maison ou encore dans les bois ? L’image est majoritairement composée d’un enchevêtrement de traits de pinceaux, comparables à ceux qui représentaient les arbres de la forêt comme si la maison et le bois formaient un tout. Et cette trame graphique évoque une cage, préparant à celle qui enfermera Hansel plus tard. Les silhouettes des personnages se détachent devant une porte arrondie et lumineuse, donc accueillante, comme la vieille femme  » Eh mes chers enfants, qui vous a amenés ici ? Entrez chez moi, il ne vous sera fait aucun mal. » En fait le texte de la page précédente s’arrête, avant l’illustration, sur le fait qu’ils sont dans deux jolis petits lits après un bon repas « ils s’y couchèrent avec le sentiment d’être au ciel. » Si la lumière dans l’image venait de l’extérieur… qu’en penser ? Et il faut attendre la page de texte qui suit pour apprendre que cette vieille « qui s’était présentée de façon si chaleureuse, était en réalité une méchante sorcière qui guettait les enfants […] ». L’image contient donc l’accueil et la menace entremêlés et Lorenzo Mattotti montre les enfants entrant dans le piège.

Plusieurs images peuvent faire l’objet d’un retour sur le texte du conte pour un temps d’attention ciblé qui invite à verbaliser ce que montre l’image, ce que l’illustrateur a choisi de représenter, interrogeant ce que le lecteur peut penser du conte de son côté.

Dans ce but, il peut être intéressant d’intégrer cet album dans un réseau de livres présentant différentes illustrations du même conte de Hänsel et Gretel pour comparer les images d’artistes différents.

4 un détail

détail, L. Mattotti, Gallimard Jeunesse, 2009

Isoler un détail dans les superbes planches illustrées de Mattotti n’est pas le plus évident car leur effet vient de son intégralité et de sa taille. De plus, de nombreuses zones accrochent le regard… Le choix se porte, pour l’exemple, sur un extrait de la quatrième double page illustrée de l’album pour, dans ce cas, s’arrêter sur les choix plastiques au service du sens : l’atmosphère créée et les effets produits. La technique laissée visible avec ce « non finito » apporte une grande vibration aux scènes : traits de pinceaux visibles et matières sur le fond blanc, grands tracés pour la végétation, petites silhouettes se détachant dans la lumière, attirées par une source lumineuse mystérieuse. Cette lumière indirecte dramatise l’arrivée des petits dans la clairière et peut aussi être reliée à l’oiseau blanc « comme la neige » qu’ils suivent à ce moment-là. Évoquer l’oiseau par un halo lumineux entre les arbres accentue l’origine magique de leur arrivée à la maison, alors que l’album ne joue pas sur le merveilleux. Dans la vidéo ci-dessous, l’illustrateur évoque ses références, G. Doré notamment, on peut donc penser à lier une planche du Petit Poucet par exemple.

In La leçon de dessin, « Mattotti illustre Hansel et Gretel », en français (ST espagnol) 3mn 29, Libros del Zorro rojo, 2010

L’illustrateur en paroles et en gestes aussi :

Exemple 2 : un récit en album, un iconotexte

Stratégie de chemin de fer : une construction des pages pour structurer le récit en jouant sur les variations et les ruptures dans Le tunnel de A. Browne paru en 1989.

Kaléidoscope, L’école des loisirs, 1989

Pour cet album qui peut être considéré comme un « classique » de la LJ contemporaine, le récit est construit dans une étroite dynamique collaborative du texte et des images dans le style réaliste et fantaisiste de l’auteur-illustrateur. L’univers représenté est familier, coloré avec des contrastes, mais doux dans la texture des matières évoquées. Les images de l’auteur contiennent des étrangetés et l’insertion de nombreux détails décalés de la référence réaliste invite à la fiction fantastique. L’album se présente dans un format à l’italienne (140X190 mm). Le récit est composé sur 13 doubles pages, à l’exception de quelques-unes dont le rôle est spécifique, elles sont organisées avec des images et des blocs de texte encadrés et bordés de marges. De plus la majorité des doubles pages est composée de part et d’autre de la pliure du livre à l’exception de la neuvième qui offre au regard du lecteur une double page en pleine page, à fond perdu. Cette double page ne contient pas de texte. La mise en pages du livre organise le récit en séries de doubles pages correspondant aux étapes de l’histoire, l’ensemble est très varié, rythmé avec des ruptures :

montage personnel

Ci-dessous quatre étapes pour quatre supports et quatre différents retours sur le sens du récit :

1 le scénario de lecture

Il ne peut être envisagé qu’avec l’ensemble des pages car le récit est iconotextuel. En reprenant le livre pour une relecture, il peut être intéressant de faire découper le récit pour identifier les étapes de l’histoire, peut-être même de donner des titres aux parties.

suggestion

2 Pour le retour sur deux doubles pages

L’album offre de nombreux choix intéressants, toujours en liant deux doubles pages… rappelant peut-être le duo de personnages de l’album. Il est possible d’associer le début et la fin pour mettre en évidence l’enjeu de l’histoire. De plus en regardant comment l’album présente la différence et l’opposition entre le frère et la sœur en début d’histoire et, en fin, leur union complice , on comprend la collaboration des images et du texte pour le sens.

Au début, le texte présente « une sœur et un frère qui ne se ressemblaient pas du tout,[…] différents en tous points » avant d’énumérer leurs activités préférées, le nombre de verbes et les types d’actions diffèrent eux aussi. Les quatre images, rangées de part et d’autre de la pliure, présentent aussi cette opposition. À gauche les portraits frontaux, quasi-photographiques des enfants chacun dans son cadre, une marge les séparant nettement, les couleurs et motifs de leur « univers » les montrant aussi très opposés. En face dans cette première double page, les illustrations les montrent dans leur activité préférée, chacun de son côté : l’une statique sur le bord d’une fenêtre à l’intérieur, lisant assise seule, et l’autre debout et en mouvement à l’extérieur avec d’autres garçons. Donc cette première double page présente par sa structure texte et images la différence mais plus encore la désunion du duo frère-soeur.

De son côté, la double page finale propose une image unique en pleine page à droite (sur la belle page) face à un texte qui associe les deux enfants avec le pronom au pluriel « ils » et le « tous les deux ». Les deux dernières phrases signalent la réciprocité et la connivence qui définissent maintenant leur relation « Rose sourit à son frère. Et Jack lui retourna son sourire. » Et c’est bien ce que montre l’image avec un jeu de point de vue qui laisse le lecteur compléter le sourire de Jack en miroir, car Anthony Browne ne le représente pas, il est assurément là sur le visage de sa sœur… qui en fait lui ressemble.

Autre série possible : En prêtant attention aux images et en les reliant au texte des pages correspondant, l’enjeu du récit et l’évolution des relations entre Rose et Jack est facilement formulé. Cela pourrait être fait également à partir de la paire de pages ci-dessous ou en comparant les pages de garde. Dans la première double, le sens est fortement porté par l’organisation de l’espace du terrain vague et des enfants chacun de part et d’autre d’une barre au sol. Dans la seconde double page, illustrée de quatre images en chronotope, c’est cette fois le temps qui est dilaté : la durée en quatre temps avec la transformation du paysage accompagnant le retour à la vie est amplifiée, contribuant ainsi à donner l’importance du moment et du geste d’embrassement.

montage pour deux doubles pages : 4ème à gauche et 12ème à droite

3 une double page choisie

Pour cet exemple, je m’appuie sur une pratique en classe avec des élèves de CM. Ils tenaient un carnet de lecture, avaient plusieurs temps (4X15mn sur la semaine) pour relire l’album, écrire ou dessiner dans leur carnet. Ainsi les élèves pouvaient garder une trace des pages qui les marquaient, leur paraissaient intéressantes, ou sur lesquelles ils se posaient des questions. Au moment d’une mise en commun, deux pages sont apparues comme fascinantes pour une majorité de jeunes lecteurs de cette classe, elles ont donc été commentées et de multiples retours au texte ont été faits à partir de ces choix.

Choix 1 : une forêt de contes

neuvième double page, Le tunnel, A. Browne, l’école des loisirs, 1989.

La double page au cœur de l’album provoque une surprise suivie d’une contemplation : la fillette de l’album, vêtue de son manteau rouge, confirmant une référence identifiée tôt dans le récit, fuit dans une forêt dont les arbres aux troncs fantastiques intègrent des formes étranges d’animaux, personnages et objets. Après la justification d’étrangeté, le lecteur enquête du regard et énumère les détails que l’illustrateur a glissé dans cette forêt de tous les contes. De nombreuses références littéraires et iconographiques peuvent y être retrouvées avant de revenir sur le texte de la page précédente qui dit « Le bois tourna vite en une forêt très épaisse. Elle pensa aux loups et aux géants et aux sorcières. »

Choix 2 : « Il y avait là une forme, immobile comme une pierre. C’était son frère. »

La page de droite de cette dixième double rompt avec l’ensemble du livre offrant un fond totalement noir sur lequel se détachent des cadres et, au milieu, une illustration représentant le frère statufié en pleine course. Ce qui semble frapper les lecteurs qui l’avaient choisie porte principalement sur le mystère de cette apparition brusque : depuis son entrée dans le tunnel, le lecteur ne sait rien de ce qui arrive à Jack et plusieurs pages plus loin, il est retrouvé pétrifié, que s’est-il passé ? Le texte n’en dit rien et l’image fort peu. Certains jeunes lecteurs s’attachent aux indices : il semble fuir dans une forêt détruite et là où il est arrêté, un cercle de pierres où il est arrêté. Les hypothèses sont ouvertes car il a pu lui aussi traverser la forêt des contes… et l’album laissera aux lecteurs cette part du récit à imaginer en chassant les indices dans l’album, les chapeaux de sorcières dans les détails comme une tête de diable dans un tronc enclenchent de nombreuses idées. Les carnets de lecture ont ainsi pu recueillir de beaux épisodes complémentaires.

Au sujet de cette expérience de lecture avec des CM sur cet album : C. Plu, « Carnet de lecture au cycle 3 : un exemple de pratique et quelques réflexions »  in Carnet/journal de lecture, quels usages pour quels enjeux, de l’école à l’université ? Presses universitaire de Namur, 2013 (Dyptique – CEDOCEF). 

4 Le détail

détail, A. Browne, L’école des loisirs, 1989

L’illustration proliférante de A. Browne laisse de nombreuses possibilités d’ouverture vers des références artistiques ou littéraires (les propositions didactiques en ligne sur cet album en offrent des listes). J’opte pour un détail pris dans l’illustration de la deuxième double page, dans la chambre de la fillette : cela permet de revenir sur le système d’illustration de l’auteur et sur le sens de ce qu’il y place. Pour commencer, le tableau au mur représente une scène du Petit Chaperon rouge, la rencontre avec le loup : il s’agit d’une citation iconographique vers une illustration de 1875 de Walter Crane. La lampe de chevet est aussi une citation, empruntée cette fois à un autre album d’Anthony Browne : la maison de sucre pour sa version de Hansel et Gretel. Ces deux « citations », l’une inter-iconique et l’autre intra-iconique, ne sont pas uniquement « décoratives » évidemment : dans la chambre du personnage qui se perdra en forêt plus tard, ces clins d’œil sont à réfléchir rétrospectivement, et pourquoi pas ne pas montrer les images sources aux lecteurs pour en parler ?

London : George Routledge and Sons, 1875
1981 pour l’édition anglaise, à L’école des loisirs, 2001

Ce sont les éléments d’une mise en abime de l’univers des contes, de la littérature et de ses images… Confirmation, si besoin, le livre est ouvert sur le lit, cet objet-clé apparait dans plusieurs pages jusqu’à l’entrée dans le tunnel. De plus, il est au premier plan sur la couverture de l’album : ouvert en première de couverture, fermé en quatrième. Un relevé de la présence du livre de contes peut s’avérer très riche de commentaires. De là à y voir un lien avec le tunnel… des élèves ont déjà eu de riches interprétations à ce sujet.

Sur l’œuvre prolifique de cet auteur-illustrateur et sur ses références multiples, voir l’ouvrage, avec des entretiens, écrit par Christian Bruel, Anthony Browne, édité par les éditions Être en 2001 (à emprunter en bibliothèque car épuisé).