Carnets et création des livres d’images

Depuis plus de vingt ans, l’intérêt pour la genèse de la création des albums s’est accentué, dans le sillage du développement des études génétiques en littérature qui ouvrent la recherche vers les archives et journaux d’écrivains. Une curiosité pour ce qui se passe en amont de la publication des albums s’est portée autant vers les coulisses de l’édition que du côté des ateliers -ou archives- des auteurs comme en attestent des évènements et parutions depuis les années 2000. En 1998, mon mémoire de DEA en littérature francophone et comparée étudiait les carnets de Georges Lemoine car l’illustrateur m’avait ouvert les portes de son atelier avec un accès à ses carnets, me révélant l’importance de ses archives pour la compréhension du travail de création d’images à partir de textes, et plus largement de sa conception du livre. Et ce travail fut repris et prolongé par la thèse de 2005 pour en confirmer l’importance dans l’étude d’un univers d’auteur et pour une approche de sa pensée créative, sur l’image, le livre et la littérature. Depuis, les auteurs et artistes accentuent ce mouvement de partage de leurs étapes de travail, qu’ils utilisent des carnets ou non, dans leurs expositions, leurs parutions ou par leurs outils de communication en ligne.

Dans cette page :

  • Quelques extraits du mémoire de DEA, Georges Lemoine, carnets écrits d’un auteur d’images, sous la direction de Jean Perrot, Paris XIII-Villetaneuse, 1998, (86 p.) ;
  • Extraits de la partie  » Dans l’atelier : la genèse de l’œuvre illustrée »dans la thèse Georges Lemoine, illustrer la littérature au XXè siècle, sous la direction d’Isabelle Nières-Chevrel, Haute-Bretagne-Rennes 2, 2005 (513 p.) ;
  • des exemples, certains pris dans mon bureau, d’autres sur le web.

Deux sources importantes, publiées sur ce sujet :

Jean Perrot, Carnets d’illustrateurs, éditions du Cercle de la librairie, 2000. Cet ouvrage de référence est accompagné d’un DVD avec des documents vidéos concernant Jean Claverie, Frédéric Clément, Pierre Cornuel, Katy Couprie, Claude Delafosse, Henri Galeron, Christian Heinrich, Claude Lapointe, Georges Lemoine, Tomi Ungerer.

Dans les coulisses de l’album, 50 ans d’illustrations pour la jeunesse (1995-2015), Catalogue de l’exposition itinérante, CRILJ, 2015 ; avec les contributions de André Delobel, Christiane Abadie-Clerc, Michel Defourny, Viviane Ezratty, Hélène Valloteau et de la commissaire de l’exposition Janine Kotwika.


Georges Lemoine à sa table de travail face à sa fenêtre, photographie sur un carton de présentation de ses travaux pour les alphabets, Imprimerie Marchand, 1980.

« La lecture des carnets de G. Lemoine permet d’approcher l’univers d’un illustrateur pour la jeunesse c’est à dire qu ’elle met en évidence les articulations déterminantes entre le style d’un auteur, son vécu, ses goûts, sa recherche personnelle, et sa production éditoriale. Le corpus de carnets qui sert de base à ce [mémoire] permet de tisser des liens entre les différents travaux édités, donne à voir les multiples facettes d’un style et d’une sensibilité. Cette occasion unique d’explorer l’intimité artistique d’un auteur pour la jeunesse est permise par la confiance de G. Lemoine, qui a confié ses carnets à notre étude.

En ouvrant les portes de son atelier, il offre au lecteur-chercheur la possibilité d’étudier un matériel sensible, très impressionnant par sa profusion, sa qualité artistique et par les modalités de son élaboration. Quelle émotion d’ouvrir ces carnets de toile ou de cuir, de voir apparaître sur les pages blanches entre de courts textes autobiographiques, de petites notes sur les sons et les couleurs d’un paysage, une citation de Lao-Tseu, les références d’une interprétation de Mozart, ou d’un livre lu et apprécié, quel plaisir de découvrir sous un trait de plume un paysage de désert, un chemin de campagne, décrit ou dessinés, les ponts de Venise ou une silhouette légère qui rappelle un personnage d’Andersen ou de Le Clézio. Les carnets de G. Lemoine ont différentes fonctions : avant tout outil de perfectionnement moral et artistique, ils sont aussi des recueils de mémoire personnelle. Cette entrée dans l’univers de l’artiste se fait par une lecture forcément délicate de ce qu’il nous laisse voir de lui-même. (C. Plu, Introduction, mémoire Georges Lemoine, carnets écrits d’un auteur d’images, 1998)

Carnets de Georges Lemoine, à gauche non numéroté (2009), à droite n°188 (2003-2004) ; (collection personnelle Christine Plu).

Et dans la thèse, deuxième partie, chapitre trois :

« Georges Lemoine  a commencé la pratique des carnets en 1955, à l’âge de vingt ans mais la tenue des carnets n’a pas été régulière. Le corpus forme un ensemble de plus de 170 carnets [ ce nombre date de 2005, le corpus s’est considérablement augmenté depuis quinze ans], disparate sur le plan des formes et contenus. Certains carnets, à l’instar du carnet n° 66[1], laissent une part essentielle au texte[2]. D’autres, comme le n° 24,[3] représentent un sous-corpus très minoritaire de carnets strictement dessinés, le seul texte présent consistant en de brèves légendes pour localiser les croquis. Un dernier type peut être repéré dans ces grands carnets de dessin comme le carnet n°154[4] qui contient majoritairement des dessins et des textes sur le travail d’illustration. Au fil des années, les formes ont varié, mais, depuis vingt ans, les carnets se spécialisent alors qu’auparavant il n’était pas rare que les carnets remplissent les trois fonctions en même temps.


« Cette entrée dans l’univers de l’artiste se fait donc par la découverte de ce qu’il nous laisse voir de lui-même et, en cela leur lecture se construit autant comme celle d’un récit fictionnel que comme celui d’un objet d’étude. De plus, ces fragments d’intimité qui prennent la forme de mots ou d’images, nous offrent un exemple de ce que peut être le journal personnel d’un artiste contemporain.« Le document du moi expose le moi en miettes ; il présuppose le sujet, sachant qu’on le trouve sans le chercher : l’unité est donnée au fil des pages ; il suffit de se laisser porter. ».(note : G. Gusdorf, Les écritures du moi, Paris, éditions Odile Jacob, 1991, page 318)

La permanence de l’écriture, la continuité de l’introspection témoignent ici de la permanence de la personnalité et de son évolution. Philippe Lejeune souligne la différence fondamentale entre les journaux d’artistes et les journaux intimes : « Vu pendant ces vacances deux expositions : Munch et Giacometti. Rapport avec les journaux de jeunes filles ? C’est le contraire. Je suis replongé brusquement dans l’univers de la création. L’artiste moderne, éternel insatisfait. Toujours en recherche en évolution. Il apprend, subit des influence, s’en dégage, cherche sa voie personnelle, il a lui même ses périodes, ses ruptures. Toujours il change… (…)  5 janvier 1992. » (note : P. Lejeune, Le Moi des Demoiselles, Enquête sur le journal de jeune fille, Paris : Le Seuil, 1993, page 41.) » suite à droite…

Flyer pour l’exposition à la galerie des donateurs, du 26 avril au 5 juin 2016.

Les carnets de Georges Lemoine ont, pour la majorité d’entre eux, fait l’objet d’une donation à la BNF/CNLJ en 2016.

A cette occasion un article « Carnets d’un illustrateur » dans La revue des livres pour enfants N°287, février 2016 (Libre cours).

« Carnets »Chroniques n°76, BNF avril-juillet 2016, pages 4-5.
  • 1Le carnet n°66 (1988-1991), est un carnet de plus de 300 pages de petit format, reliure toilée et papier bible à tranche dorée qui a été présenté de façon complète dans le mémoire de DEA.
  • 2 Ils sont au nombre de cinq et constituent à eux seuls un sous-corpus important (environ 1200 pages) écrit entre 1978 et 1991, période de grande production éditoriale.
  • 3 Carnet n° 24, 1981, carnet de format « à l’italienne » à reliure toilée dont les double pages horizontales contiennent des croquis.
  • 4 Carnet n°154, 1999, ce grand carnet est constitué de pages de textes très denses et de dessins très travaillés. »

Extraits de la thèse sur ce sujet : ici

Un film à l’atelier, où le carnet est en bonne place sur la table de travail, comme source… des illustrations.

Georges Lemoine, illustrateur, Film de Loïc Seron, septembre 2010.

A écouter en ligne :

« Les carnets de Georges Lemoine » Les visiteurs du soir à la BNF (11/2015)

« Le corpus de carnets […] nous permet d’envisager des liens entre les différents travaux édités, il donne à voir les multiples facettes d’une sensibilité et nous permet de mettre en évidence une relation particulière de l’illustrateur à l’écriture. Les carnets de G. Lemoine ont différentes fonctions : outils avant tout de perfectionnement moral et artistique, ils sont aussi des recueils de mémoire personnelle. Les écrits personnels de G. Lemoine constituent un ensemble hybride de différents supports mêlant carnets de dessins et de voyage, journaux intimes, journaux de création, et écrits autobiographiques.

Collection personnelle de Christine Plu : page de carnet avec dessin préparatoire pour La Belle et la Bête et carnet n°188.

Si la question du destinataire des carnets paraît résolue, car c’est en premier lieu pour lui-même que l’artiste accumule ses pages de mémoire, elle reste complexe dans le détournement des carnets de dessins en objets artistiques. En fait, au cours de ces quinze dernières années, la destination des carnets s’est écartée des écritures du Moi dans une stricte définition pour se doubler du témoignage autobiographique d’un artiste dont le sujet serait sa création. Le paradigme des journaux de G. Lemoine est le travail de recherche sur le dessin, comme une quête de vérité qui prend la forme de textes et de reprises d’esquisses sur un même sujet : cela manifeste une concurrence explicite et paradoxale entre les travaux pour l’illustration des livres et le perfectionnement artistique.

Quelques pages des carnets de la collection personnelle : Carnet de2009 et carnet n°188 (2003-2004)

Dans le cas de Lemoine, les carnets font apparaître de grandes constantes dans leur diversité qui définissent l’artiste dans sa particularité et ses évolutions, notamment avec la place croissante qu’il accorde à l’écriture. » Georges Lemoine, illustrer la littérature au XXè s. (Thèse, Rennes 2, 2005), pages 117-118.

Carnets publiés : Bercy (1991); Promenade en Seine Saint-Denis ( CAUE93),1993 ; carnet Nantais, 1995 ; Passage Bourgoin, 1997.

Certains carnets de Georges Lemoine sont parus à compte d’auteur où ont été édités, hors du champ pour la jeunesse.

Un carnet édité : Le village en question, Promenades avec George Sand, éditions de la Martinière, 2006.


Dans Carnets d’illustrateurs, ouvrage de référence qui est accompagné d’un DVD, Jean Perrot étudie les axes que permettent de livrer les carnets de Jean Claverie, Frédéric Clément, Pierre Cornuel, Katy Couprie, Claude Delafosse, Henri Galeron, Christian Heinrich, Claude Lapointe, Georges Lemoine, Tomi Ungerer. Quelques extraits :

Comme Claude Lapointe le confiait dans un entretien du 31 mai 2000, le carnet est pour lui  « la mémoire de tout ce qui traine comme idée », ou encore «  un grenier » et aussi un « déclencheur d’écriture ».

Frédéric Clément y situe  « les coulisses » de son œuvre et « ses petites palettes »

Pour Christian Heinrich, c’est un « support d’entrainement […] une école du regard […] un constructeur de paysage. »

Henri Galeron, de son côté, s’en sert à la fois de « vide-poches » et de « boîte à souvenirs ».

Pour Jean Claverie « un lieu d’interrogation » […], et surtout de « surgissement », où s’effectue « un inlassable apprentissage de l’exécution rapide. »

Pierre Cornuel les définit comme « la partie sauvage et libre » de l’œuvre […] « réservoir d’idées, et surtout de plaisirs ». Tous ces extraits pris dans Carnets d’illustrateurs, Jean Perrot, page 48.

« Le carnet de l’illustrateur est donc le frère jumeau du « journal de l’écrivain », à la fois par le flou de son étymologie et par la relation qu’il impose entre un sujet humain en train de se dire et de se former. « J. Perrot, p 43.


Une des vidéos de Frédéric Clément « Coulisses d’atelier », ici n°8 (Facebook)

Frédéric Clément élabore tout un environnement autour de l’acte créatif. Blogs, page Facebook et chaine Youtube… ouvrent ses coulisses et prolongent son univers. Voir aussi article du blog


Ainsi certains artistes, auteurs illustrateurs d’albums, mettent en scène leur création, partagent les étapes d’élaboration de leurs images avec leurs lecteurs et montrent leurs carnets. De nombreuses ressources sont accessibles en ligne. Par exemple, parmi d’autres, sur la page FB de Béatrice Alemagna

Sur Facebook, vidéo partagée le 31 août 2015 par B. Alemagna

Carnets d’illustrateurs Jean Perrot, pages 110-111 : carnets de P. Cornuel et C. Lapointe

« La clôture, ce trait fonctionnel du carnet, est le signe d’un projet d’unification ou de réunification de la pensée artisanale et répond à l’établissement à l’établissement d’une ligne directrice, consciente ou non, dans son utilisation. » J. Perrot, p 42

Photographie d’une vitrine avec des carnets de C. Heinrich pour une exposition à la médiathèque de Cernay. Journal L’Alsace du 24 mars 2018 (version en ligne, consultée le 9/12/21

« Le carnet de l’illustrateur répète, en réalité, un premier geste initiatique : celui de la « littérature occidentale renouant les liens archaïques de la parole avec l’image », comme le montre Anne-Marie Christin dans L’image écrite, à propos du Coup de dés de Mallarmé. » J. Perrot, p17.


Janine Kotwika revient sur les choix pour l’exposition du CRILJ Dans les coulisses de l’album, 50 ans d’illustrations pour la jeunesse : « […]nous nous sommes progressivement détournés de la classique exposition d’originaux pour nous glisser, avec une gourmandise furtive, dans les coulisses de l’illustration. Dans les coulisses de l’album, nous exposerions donc des travaux préparatoires, des chemins de fer, des esquisses, des images inabouties, des essais de couverture, des couvertures refusées, arrachés au mystère des ateliers mais aussi des albums dédicacés. » p17.

« Le dernier album auquel nous faisons un clin d’œil parait chez Memo juste pour l’ouverture de notre exposition. Il s‘agit du superbe Circus de Étienne Delessert, un de ces « ouvrent qui nous emportent parallèles de l’imaginaire et qui sont le miroir de notre époque » ; il nous en a prêté le chemin de fer, une somptueuses planche originale et son calque préparatoire. » p 19.


Après avoir récapitulé les conditions nécessaires à la conservation des archives et originaux d’illustrateurs, Viviane Ezratty, Conservatrice et directrice de l’Heure Joyeuse puis de la médiathèque Françoise Sagan à Paris, présente les principales collections publiques françaises de dessins et d’illustration pour la jeunesse : des lieux qui conservent et exposent parfois ces archives venant de donations. (Voir sa contribution dans le catalogue, pages 76 à 83) Ci-dessous quelques ressources de sa liste :

Catalogue Dans les coulisses de l’album, pages 60 et surtout 61 : page arrachée d’un carnet de Mélanie Rutten, projet de couverture pour L’ombre de chacun, Memo, 2013.

« L’une de nos idées était de faire mieux connaitre le cheminement du livre depuis la rencontre de son auteur avec les Muses jusqu’aux presses de l’imprimerie. » Dans les coulisses de l’album, p 18.

Catalogue Dans les coulisses de l’album, pages 90-91 avec des archives de Etienne Delessert pour l’album Cirque de nuit (Mémo 2015).

Tous les auteurs et illustrateurs n’ont pas l’usage du carnet. C’est le cas d’E. Delessert. Et Jean Perrot revient sur cette différence d’approche de la création :« […] la seconde surprise de taille pour le critique est de voir que le carnet n’est pas toujours l’apanage des illustrateurs les plus reconnus. Certains, en effet, répugnent à un détour qui leur parait une perte de temps. […] la maitrise technique permet de se reposer sur la seule impulsion et sur la réponse à des stimulations immédiates. Celles-ci semblent préserver la spontanéité et la fraîcheur, parfois gages de succès. » Carnets d’illustrateurs, pp 49-50.

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