La rediffusion d’une ancienne version télévisée de la pièce de Marivaux Le Jeu de l’amour et du hasard [1] rappelle l’intérêt des adaptations pour la médiation des œuvres théâtrales du patrimoine vers les jeunes et le grand public. Par association d’idées, c’est aussi l’occasion de revenir sur un livre à part dans la bibliographie de Yvan Pommaux plus connu pour ses séries en bandes dessinées comme Angelot du lac, ses variations autour des contes avec John Chatterton, ou ses albums mythologiques.
Yvan Pommaux a conçu une BD à partir de La double inconstance, pièce de Marivaux créée en 1723, et cette adaptation, parue en 2004, offre une variante particulièrement intéressante aux jeunes lecteurs.

Pour cette adaptation en bandes dessinées, la pièce de théâtre subit une hybridation comme c’est également le cas des versions filmées de Marcel Bluwal avec un film pour la télévision des années 60. Hormis le fait que ce dernier a aussi adapté La double inconstance[2], il partage avec l’auteur-illustrateur le choix d’une forme qui se place au service du texte car les deux adaptateurs cherchent à offrir un accès facilité au théâtre de Marivaux.
Et si après deux siècles de relatif oubli, le théâtre de Marivaux envoûte à ce point les metteurs en scène actuels ; gageons que cela ne tient principalement ni aux personnages, ni aux situations, ni même aux passions, encore moins aux conflits qui n’éclatent jamais, mais à cet alliage subtil de violence et de retenue, d’aveu et de silence, d’idées et de sentiments, de mensonge et de vérité qui fait de chaque comédie de Marivaux une superbe conversation ininterrompue ».[3]
Les pièces filmées de Bluwal font référence parce qu’elles proposent une réalisation réaliste et sobre qui met en évidence le texte théâtral dans des décors naturels avec des comédiens dont les expressions sont captées parfois au plus près par la caméra. Elles proposent une forme hybride entre film et théâtre qui démocratise l’œuvre, offrant l’accès au texte à des spectateurs souvent peu familiers du théâtre vivant. Confirmant qu’elles remplissent leur objectif, ces œuvres télévisées sont toujours proposées en extrait sur Lumni dans les ressources pour le public scolaire. Cependant, face à ces versions télévisées de qualité, représentatives d’une télévision qui a plus de cinquante ans, les choix de réalisation, comme la distribution, parviennent-ils à séduire les jeunes d’aujourd’hui ? Car au défi de la langue théâtrale du 18ème siècle, s’ajoutent alors les codes et l’esthétique de la période d’adaptation, qui charment les spectateurs qui ont connu la TV des années 60, mais risquent de freiner l’adhésion des autres. On sait que le défi des médiateurs consiste à trouver des supports pour amener les nouveaux lecteurs à connaitre, et lire, ces classiques appartenant aux corpus scolaires quand ils ne peuvent bénéficier de l’expérience inégalable du spectacle vivant. Mais il est avéré que les conventions du théâtre demandent aussi une initiation.
Sur ce point, Rue Marivaux de Yvan Pommaux propose une voie remarquable car l’auteur n’illustre pas seulement la pièce mais il se fait auteur-adaptateur quand il hybride BD et texte théâtral, conjuguant ainsi modernité et sobriété pour une initiation au théâtre. Pour adapter La double inconstance, le cadre narratif de la bande dessinée est aménagé car l’auteur joue avec plusieurs temporalités et place une scène dans l’album. Pour cela, un prologue de huit pages est ajouté, installant un contexte contemporain pour la lecture de la pièce qui est montrée en train de se jouer, en répétition puis face au public en toute fin. Car le récit s’ouvre avec une troupe d’adolescents qui se retrouvent au Centre culturel[4] pour préparer un spectacle théâtral. Sur le chemin, garçons et filles se taquinent, se défient verbalement, s’affirment… dans une langue de jeunes du 21ème siècle. En cela les choix de l’auteur rappellent ceux du film L’esquive (2003) dans lequel, les relations entre ados semblent se superposer et se prolonger dans le jeu des personnages de la pièce de Marivaux qu’ils préparent, révélant l’actualité des sentiments et l’universalité des enjeux de leur joute verbale. Cette ouverture, avec le contexte d’avant spectacle créée par Yvan Pommaux, est l’occasion de transmettre aussi les invariants du théâtre -une scène, une troupe d’interprètes et un texte – présentant aussi, grâce à ce procédé, les personnages et la distribution de la pièce.
À partir du moment où la répétition commence, le texte de La double inconstance peut être lu dans les bulles de la bande dessinée jusqu’au salut final en fin de représentation. L’unique interruption marque un bref arrêt dans le jeu pour mentionner un choix de mise en scène avec une coupe dans le texte. En effet, Yvan Pommaux a choisi de retirer un passage du deuxième acte que de nombreux réalisateurs contemporains abandonnent[5] et qui, selon plusieurs spécialistes, aurait été ajouté au texte de la première création de la pièce. À cette exception, le dispositif d’adaptation respecte le texte de la pièce dont les planches de BD présentent la mise en scène intégrale.
L’adaptation aménage ainsi le texte théâtral en retirant plusieurs de ses caractéristiques formelles. Comme les cases montrent le texte joué sur scène, le nom des locuteurs et les didascalies sont épargnés au lecteur. Et l’enchainement fluide et continu de la répétition dans la BD efface le découpage en actes et scènes. Donc il s’agit bien du récit dessiné d’une pièce de théâtre jouée, les différents types de bulles permettant de distinguer les réparties des pensées des personnages. Les planches animent alors la répétition théâtrale de cette troupe amateure en jouant sur la dynamique des cases pour faire vivre le dialogue et le jeu des acteurs. Proche d’une adaptation filmée, la BD apporte du sens au texte joué grâce aux plans frontaux de la scène alternant avec les plans rapprochés et des montages champ/contrechamp pour les face-à-face, aparté et monologues. La grande majorité des pages offrent un arrière-plan épuré, sans décors ni costumes, centrant l’attention sur les personnages et leur texte, démontrant que les paroles, chez Marivaux, « sont la matière de l’action dramatique, la trame même »[6].
Les choix graphiques de l’illustrateur sont économes en moyens pour laisser aux bulles de texte, donc au texte de Marivaux, la part centrale. Ce dernier avait insisté sur sa volonté de restituer « le ton de la conversation »[7] avec un certain naturel, sachant que ses personnages peuvent être considérés comme des « êtres de langage » dont le lecteur -ou le spectateur- peut comprendre les sentiments et les intentions. Les dessins des cases permettent de scénariser ces paroles et de convoquer l’humeur des personnages grâce à une gestuelle qui laisse percevoir leur état émotionnel et charge de sens les dialogues. La majorité des cases, juste cadrées par quelques lignes pour la scène et les rideaux qui la délimitent, offrent des dessins épurés qui mettent en évidence cet indispensable jeu des acteurs. Tout en sobriété, Yvan Pommaux reprend une technique de dessins cernés, ici colorés uniquement avec des surfaces grisées (par Nicole Pommaux). L’illustrateur trace les silhouettes des comédiens avec un réalisme stylisé qui paraitra familier aux lecteurs de ses bandes dessinées car la troupe d’adolescents partage de nombreuses attitudes et expressions avec la jeune Marion Duval de sa célèbre série. Ces silhouettes contemporaines aux allures et expressions naturelles contribuent à relier la langue du théâtre de Marivaux et les relations quotidiennes des jeunes aujourd’hui.
Plus encore qu’une véritable mise en scène par la bande dessinée, les choix narratifs de Yvan Pommaux mettent en évidence le travail de création théâtrale. Telle une audacieuse réalisation contemporaine, ou un making-off, le lecteur voit les entrées et sorties des comédiens, leurs interventions parfois du côté des coulisses Yvan Pommaux s’appuie là sur le goût des amateurs de théâtre pour le travail de répétition et la genèse de la magie théâtrale. L’ensemble du récit montre que le théâtre est un espace de fiction, donc de conventions : seuls un coffre, un manche à balai ou un cintre vide apparaissent en accessoires dans quelques cases, rappelant qu’il s’agit d’un jeu. Clin d’œil aux artifices de mise en scène, l’auteur représente un magnétophone activé dans les coulisses quand la pièce intègre une chanson. Car tous ces choix construisent, au-delà des scènes représentées et du texte dialogué, une familiarisation avec le théâtre, ses codes et l’espace de la représentation. Probablement pour la même raison, l’auteur fait jouer le texte au cours d’une répétition, sans costumes et sur une scène nue, avant de situer les dernières réparties au milieu de décors avec les jeunes acteurs en costumes face à un public, les deux dernières cases étant dédiées aux applaudissements et au salut final. Ce glissement du contexte vers la représentation du spectacle achève le processus de transmission qui donne à lire la pièce mais montre aussi le spectacle dans le petit théâtre de la BD, débordant ainsi le seul texte pour en rappeler la source et le but.
Les choix d’Yvan Pommaux pour cette adaptation de La double inconstance sont au donc service du texte de la pièce tout en donnant aux jeunes un accès à l’esprit du théâtre de Marivaux : les personnages « qui semblent toujours avoir conscience de jouer »[8] invitent le lecteur à partager le jeu des sentiments cachés ou montrés autant que le plaisir du jeu théâtral. Mais ce livre, qui prenait le parti d « étonner les ados en mettant sur les lèvres de quelques-uns d’entre eux la langue de Marivaux » n’a pas eu le succès qu’espérait l’auteur qui avoue sa déception dans sa correspondance avec Lucie Cauwe, publiée en 2014[9]. Pourtant ce projet de Yvan Pommaux apparait véritablement cohérent avec sa bibliographie, caractérisée par le mélange des genres pour des récits graphiques d’une grande singularité. Les choix narratifs de ses albums, depuis Façon de parler (1982) jusqu’à L’île du Monstril (2000), privilégiaient les bulles pour détacher les paroles, montrant son goût pour le dialogue dans un rapport élégant et joueur avec le langage. Et a posteriori, son choix d’adapter Marivaux semble couler de source quand on relit la série des Corbelle et Corbillo (de 1979 à 1991)que ce soit Le théâtre de Corbelle et Corbillo ou Disputes et Chapeaux qui révèlent son art de la conversation amoureuse, entre jeux de paroles et sentiments cachés.
En juin 2021, pour la session des Visiteurs du soir de la BNF qui invitait Yvan Pommaux, nous avions préparé la rencontre avec un groupe d’étudiantes du master Littérature de jeunesse (Inspé de l’académie de Versailles/ Université Paris Cergy). L’auteur-illustrateur avait montré quelques superbes planches originales réalisées à la mine de plomb pour ce livre et avait répondu à quelques questions à son sujet en fin de conférence.
Yvan Pommaux à la BNF, entretien avec les étudiantes du master Littérature de jeunesse, juin 2021.
Page de l’auteur sur le site de l’école des loisirs
- [1] Diffusion sur LCP dans l’émission RembobINA d’une version filmée mise en scène par Marcel Bluwal (1h32, ORTF, mars 1967).
- [2]La double inconstance diffusée en 1968, également réalisée par Marcel Bluwal (1h55, ORTF, avril 1968, voir le site INA).
- [3]Jean -Pierre Sarrazac,Le théâtre en France sous le dir de J de Jomarron, A. Colin, 1992,p 331.
- [4] et [5] D’après Y. Pommaux, « Visiteurs du soir », juin 2021.
- [6] Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle, Marivaux et le marivaudage, Etude de langue et de style, Paris, Les Belles lettres, 1955.
- [7] Marivaux, dans l’Avertissement des Serments indiscrets, 1732.
- [8] Jean Sgard, « Marivaux », Encyclopedia Universalis, 1997.
- [9]Yvan Pommaux, L’école des loisirs, 2014 (Tout sur votre auteur préféré).