Si les illustrations réalisées par des artistes à partir d’un texte littéraire émerveillent par les niveaux de sens qu’elles déploient, l’interprétation peut s’avérer aussi fabuleuse quand les écrivains sont inspirés par des images dont ils explorent les possibilités narratives par l’écriture. Ce scenario de création modifie non seulement la chronologie mais également la subordination de l’image au texte, laissant ainsi apparaitre d’inépuisables possibilités d’interprétation. La collection Photoroman chez l’éditeur Thierry Magnier (parue entre 2007 et 2013) avait déjà révélé la puissance de ce dispositif en demandant à un écrivain de créer un récit romanesque à partir d’une série de photographies.
Mais pour une fois, je souhaite parler d’un album qui n’est pas édité pour la jeunesse : son scenario de création m’a frappée autant que le « compagnonnage inventif » des auteurs collaborant à partir d’un imaginaire de monstres venus de l’enfance : Diables gardiens de Erri de Luca et Alessandro Mendini.

Le principe est explicitement posé en préface par Erri de Luca qui écrit en vis à vis d’un premier dessin :
L’image et l’écriture s’affrontent quand elles sont mises ensemble. L’image, qui a le public le plus large, utilise l’écriture comme sa propre légende. L’écriture, de son côté, veut que l’image soit son illustration. En l’occurrence, les hostilités sont suspendues. Ici, l’image a la priorité et c’est elle qui est à l’origine de la page de droite qui suit. (p.11)
Au départ, et au début du livre, neuf dessins d’un enfant dyslexique, Pietro, tracés au stylo noir sur un papier quadrillé. Suivent les réponses artistiques, souvent colorées, d’Alessandro Mendini auxquelles réagit ensuite l’écrivain : cette galerie d’êtres et de figures semblent créées à partir de la grammaire graphique des dessins de l’enfant, l’artiste donnant libre cours à des variations semi-figuratives et toujours fortes symboliquement. Les dessins sont créés à la plume (ou au feutre) fin, avec des formes tracées d’un trait léger ou des structures graphiques hachurées sur le papier. La texture du dessin, qui laisse une place au blanc de la feuille, et l’emploi de couleurs contrastées confèrent une véritable force vibratoire aux dessins. Ceux-ci contiennent parfois du texte : le plus souvent les titres manuscrits tracés avec la même finesse. Face à chaque dessin, Erri de Luca propose un texte sur les pages de droite : sa pensée écrite s’apparente parfois à une rêverie en limite de fiction mais l’écrivain laisse plus souvent la parole aux associations d’idées, à la mémoire personnelle et aux références culturelles. La lectrice qui apprécie cette écriture dans son rapport au réel retrouve aussi dans ces textes brefs son style limpide et ses pensées poétiques. Et il est fréquent que le texte contienne un commentaire direct sur l’image, s’accrochant à un détail ou à un effet. Erri de Luca offre ainsi sa pensée de réception pour chaque dessin et la lecture de sa réflexion singulière invite à de nombreux allers et retours entre la page de l’image et celle du texte, sur la piste des liens.
Dans les duos avec Alessandro Mendini, de nos pages qui vont bras dessus bras dessous, je reconnais ma dépendance. Je suis sous la sujétion des lignes de son encre. Ce que j’écris dépend du réflexe de quelqu’un pris à l’improviste. (p. 47)
Alessandro Mendini a reconnu une part de lui dans ce bestiaire : redessinant des créatures, s’appropriant les caractéristiques graphiques des monstres de Pietro pour transfigurer ses propres fantasmes. Et Erri de Luca qui y reconnait aussi « les monstres débridés » de ses cauchemars semble avoir trouvé dans ce jeu d’improvisation un espace, un « sérail », et une forme pour les circonscrire.
Ce livre illustré qui s’adresse à des adultes, parle de l’enfance de plusieurs manières. Comme déjà dit, les dessins de Pietro montrés dans une double page en avant-texte, sont à l’origine du dialogue entre les deux auteurs. Ce garçon, présenté comme dyslexique, a dessiné des créatures résultant d’une hybridation entre robots, animaux et humanoïdes. Selon l’introduction de l’ouvrage, cette création graphique permet de réduire et de maitriser les représentations de l’angoisse qui ne trouve pas sa place dans la sécurité de l’école. Ces monstres étonnants, qui sont qualifiés par De Luca de « diables gardiens de l’enfance », peuvent être compris comme l’expression d’une psyché singulière si on considère avec les psychanalystes que « l’enfant inscrit son identité » dans le dessin, qu’il figure un « corps psychique » et » instaure une « présence » pour dire : « Je suis là ». Comme le rappelle Tristan Garcia-Fons, le dessin est pris en compte dans la cure psychanalytique comme manifestation de fantasmes offerts au regard, qu’ils soient commentés ou non.
« Le dessin est donc toujours un autoportrait : mon dessin me regarde et je me vois en lui. »
"Invention du dessin dans la cure psychanalytique", La lettre de l'enfance et de l'adolescence n°49, Erès, 2002
De plus, au second ricochet de la réception, l’écrivain convoque sa propre enfance, comme un fil rouge dans ses textes. Face aux figures conjuratoires de l’angoisse, il évoque des paysages de sa région familiale comme le labyrinthe de Naples ou le terrifiant Vésuve. Et un texte (page 33), face à une structure à plusieurs visages, réfléchit à la vertigineuse posture d’écrivain : il se souvient pour cela de l’écriture de sa première histoire, pour laquelle il a dû adopter le point de vue d’un poisson : » à onze ans, j’ai su qu’écrire une histoire avait pour but de me dissocier de moi-même ». Et parmi les multiples références à la jeunesse, c’est Pinocchio, figure archétypale de l’enfance, qui émerge des associations d’idées de l’écrivain face à une représentation d’arbres de couleurs : leur feuillage appelle l’ombre puis le souvenir savoureux des pages de Collodi et le désir d’incarnation de l’enfant sculpté dans une bûche.
Cette création en trois temps, constituée d’une chaine de réception, évoque les démarches créatives aux marges de l’Art brut : Alessandro Mendini et Erri de Luca, comme de nombreux autres artistes cultivés et institutionnels avant eux, ont identifié dans cette création qui ne se veut pas artistique, un vocabulaire fantasmatique riche et manifestement universel. C’est donc bien un jeu, d’associations d’idées et d’invention libre, qui est mis en œuvre à partir d’une série de dessins : création d’images puis création de texte qui n’en réduit pas les possibilités mais en révèle la profondeur.
En revenant vers la littérature pour la jeunesse, notons qu’un certain nombre d’œuvres n’informent pas des conditions de leur création et que chaque livre peut changer le rapport entre texte et illustration, avec parfois un rôle initial et non conventionnel pour les images (c’est d’autant plus le cas avec les albums conçus par un unique auteur-illustrateur).
Parmi les œuvres dont on connait le rôle initial de l’image, deux exemples pour finir :

L’album Première année sur la terre peut être mentionné comme une remarquable réussite car les toiles peintes par Zaü de la campagne environnant son atelier ont inspiré dans ce cas un récit à Alain Serres. Cette collaboration démontre comment le hors-champ des images a été investi du côté d’une narration interne, assez énigmatique, pour une découverte contemplative de la nature à hauteur d’un jeune animal (il faut lire pour savoir lequel…).

Il est également remarquable que Hans-Christian Andersen ait écrit La petite marchande d’allumettes à partir d’une image comme Régis Boyer le rapporte dans le tome 1 de ses Oeuvres que La Pléiade consacre au conteur :

« Publiée la première fois dans le calendrier populaire danois de 1846, imprimé de décembre 1845, ce conte – peut-être le plus populaire d’Andersen, celui qui, en tout cas, a donné le plus grand nombre d’adaptation de toutes sortes – est le seul qui soit directement inspiré d’une gravure. En novembre 1845, Andersen (…) note dans son agenda le 18 novembre : « Me suis promené ; Écrit l’histoire de la petite fille aux allumettes. Reçu une lettre de Flinch. » Il ressort des Remarques que cet A. C. Flinch avait envoyé à Andersen une lettre contenant trois images sur lesquelles il exhortait le conteur à écrire des histoires. Andersen a choisi le dessin de J. Th. Lundbye représentant une petite fille qui tend un paquet d’allumettes (…). Ce dessin avait servi d’illustration à un petit traité, « fais le bien lorsque tu donnes », qui figurait dans L’Almanach ou Calendrier domestique de Flinch pour l’année 1843. Dès le lendemain, le 19 novembre, l’Agenda note : « Mis au propre le conte sur la petite fille aux allumettes… »
R.Boyer, notice du conte de La petite fille aux allumettes, Hans Christian Andersen, Œuvres (Tome 1), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, page 1375.
Il s’agit en fait d’un emboitement de réception-création comparable à celui de Erri de Luca et Alessandro Mendini, mais dans un ordre modifié puisque le conte d’Andersen sert d’intermédiaire entre cette image d’origine et les illustrations des livres édités. Mais comme un objet sémiotique secondaire dont on ne connait pas la forme première, les images des nombreux artistes qui interprètent La petite marchande d’allumettes depuis deux siècles produisent un écho, artistique et littéraire, à une image disparue dont seul le texte du conteur garde trace.
C. Plu