Pauvre Arthur Rackham ! Mais que fait-il donc dans cette histoire ?

Je m’émerveille souvent de très belles rééditions illustrées qui offrent de nouvelles possibilités d’accéder aux sens multiples des contes traditionnels. Malheureusement les spécialistes de littérature de jeunesse et de médiation sont également familiers des adaptations de contes à but strictement commercial, qui dénaturent les œuvres patrimoniales en les affadissant à l’extrême. Rien de neuf, mais il faut trier. Car les adaptateurs s’autorisent toutes sortes de libertés en taillant dans le texte, en modifiant personnages et lieux, en inversant les valeurs[1], en transformant les fins pour le meilleur parfois, et pour le pire aussi. C’est le cas du livre qui justifie ce bref article. Cet ouvrage à l’illustration séduisante, découvert il y a quelques mois en librairie, m’a fait gravir un nouveau degré de déploration : il s’agit de Cendrillon libératrice de Rebecca Solnit paru aux éditions Les arènes en 2022 (Cinderella liberator). Et je décide d’y revenir en cette période automnale, sous le signe des citrouilles et des cendres.

Le livre est gênant par le choix d’une grille de réécriture du conte qui le met en pièces mais le problème que je veux d’abord signaler est sa reprise anachronique et peu respectueuse des illustrations de Sir Arthur Rackham (1919) qui sont annoncées sur la couverture mais n’ont pas été créées pour ce texte-là. L’auteure explique en postface que son projet est apparu grâce à une illustration trouvée en librairie d’occasion, qui s’avèrera être un portrait de Cendrillon réalisé par cet illustrateur. Plusieurs pages en fin d’ouvrage sont ainsi consacrées aux choix de réécriture, à partir d’association d’idées sur la maltraitance, en présentant l’origine de son rapport au conte que l’auteure désigne elle-même comme un « révisionnisme cendrillonaire » (page 86) tout cela à partir de cette image de Rackham.

Page d’illustration hors texte, bicolore dans l’édition originale de 1919, reproduction numérisée en noir et blanc du site Gallica

Le célèbre illustrateur anglais a créé des illustrations en ombres chinoises pour accompagner une adaptation du conte de Charles Perrault de C.S. Evans : Cinderella est paru en 1919 chez Hachette (London : William Heinemann, 1919). Les illustrations, majoritairement noires, rappellent les canivets, silhouettes de papier découpé qui étaient appréciées au 19èmesiècle dans les pays nordiques et germaniques. Cette version a rencontré un grand succès international à sa parution ; la finesse des attitudes, la composition de scènes très animées et le charme des frises offrent un petit théâtre d’ombres pour le conte de Cendrillon. La délicatesse des formes et les postures gracieuses de l’héroïne apportent à l’ensemble une harmonie quasi-chorégraphique, évoquant un ballet et ses décors sur scène.

Si la postface raconte la genèse du projet, justifiant l’emprunt de la célèbre iconographie de Rackham, il n’explique pas comment ces images qui avaient été créées pour une variante assez respectueuse du conte de Perrault de 1919 peuvent convenir aujourd’hui à cette nouvelle variation qui bouleverse l’histoire avec une fin totalement modifiée. Il s’agit bel et bien d’un détournement d’images, d’un dévoiement de leur sens original donc de leur fonction illustrative. Ce n’est pas un simple jeu de référence parce qu’Arthur Rackham les a créées pour servir un texte spécifique qui est ici complètement différent. De plus, il les a conçues en série, dans une trame chronologique, établissant un lien clair avec les scènes du conte : chaque image avait une fonction dans les pages du livre original alors que le livre récent a opéré la recomposition d’une sélection d’illustrations pour s’adapter au nouveau récit. Dans le livre de 1919, les illustrations gravées étaient composées d’un ensemble d’images différentes : une illustration couleurs en frontispice (contrecollée), des dessins en 3 couleurs hors-texte et d’autres en ombres chinoises dans et hors-texte : des planches pleine page, des vignettes, des frises ou bandeaux, des culs de lampes. Voir le livre numérisé sur le site Gallica.

Page de titre, Hachette, 1919. Gallica.fr

Dans le Cendrillon « déconstruit », les images sont reprises ici partiellement et retravaillées, parfois avec des aplats de couleurs. Il y a bien une énorme contradiction à utiliser une iconographie ancienne, choisie comme une référence car elle a marquée l’imaginaire de générations, sans la considérer dans son rapport au conte. Mais comme ces images anciennes sont libres de droits… elles sont disponibles. En fait même si Rebecca Solnit fournit des explications et mentionne ses références, rien ne parait relever du respect patrimonial.

Je développerai peu mon point de vue sur les importantes modifications apportées au conte, un billet un brin ironique de Thomas Stelandre peut suffire à présenter le livre et l’auteure américaine sur le site du quotidien Libération, Cendrillon, libérée, délivrée (mis en ligne le 25 mai 22).

Mais tout de même, que penser d’une réécriture de conte traditionnel qui adopte une grille féministe pour ce résutat ? Les analyses de la psychanalyste et conteuse, Clarissa Pinkola Estès dans Femmes qui courent avec les loups (Grasset, 1996) démontrent la richesse qui peut naître d’une approche analytique féministe. Elle s’appuie pour cela sur la puissance et les symboles des contes traditionnels mais nous sommes loin du projet de Rebecca Solnit qui s’approprie Cendrillon pour l’effacer sans considérer sa dimension symbolique. Pourtant c’est bien cette richesse qui permet au conte d’atteindre une portée universelle et intemporelle, quelles que soient les variantes qui le transmettent, de Perrault en 1697 jusqu’à Prokoviev en 1945 ou même Disney en 1950. Marc Soriano rappelle que Cendrillon s’inscrit dans un faisceau de contes (n°510A selon la classification Aarne et Thomson) dont l’héroïne suit un parcours de la cendre au trône, du mépris au triomphe. Et il signale également que la référence « mythologique ritualiste » de « la fiancée des cendres » est liée au passage à la nouvelle année : nous sommes loin des sujets de la servilité ou des tâches ménagères. Et les dures épreuves traversées par les jeunes héros sont un motif fondamental pour le parcours du conte comme le rappelle Marthe Robert 4.

Car il faut souligner le rôle essentiel des stéréotypes et de l’épaisseur mystérieuse d’où nait la charge émotionnelle du conte ; ces dimensions jouant un rôle très structurant pour la psyché du lecteur. À ce sujet, Pierre Péju introduit son ouvrage La petite fille dans la forêt des contes en défendant les conditions du « ravissement » qui impacte la mémoire grâce aux contes, un peu comme le font les rêves.

« Nous avons besoin des contes, besoin de cette part obscure en eux, ce noyau d’ombre qui se dérobera à toutes les interprétations, se soustraira à toutes les symboliques. » 3

Pour être claire, le jeu d’inversion des valeurs et de déformation parodique peut régaler les lecteurs (de tous âges) quand le projet joue la connivence, la référence subtile et l’humour, c’est le cas de nombreux titres jeunesse déjà classiques comme par exemple Un conte peut en cacher un autre de Roald Dahl quand il bouleverse les rôles de prédation entre Loup et ses proies. Et les Contes à l’envers de Boris Moissart et Phillippe Dumas nous ont tous réjouis il y a déjà bien longtemps avec des inversions et des anachronismes savoureux. Mais ces livres avaient un rapport au conte qui se situait dans le champ littéraire et s’avéraient des hommages créatifs facétieux. Cette Cendrillon libératrice témoigne de la dérive d’un projet idéologique qui oublie l’essentiel des enjeux du conte et et dénature les illustrations d’Arthur Rackham : je ne sais pas si ce livre est représentatif de la cancel culture mais c’est bien la culture qui est manifestement effacée.  

C. Plu


  • [1] Voir l’article de I. Nières Chevrel sur l’adaptation, Dictionnaire du livre de jeunesse, éditions du Cercle de la librairie, 2013.
  • 2 Soriano, M., « Cendrillon », Encyclopedia Universalis, 1997.
  • 3 P. Péju, La petite fille dans la forêt des contes, R Laffont, 1997.
  • 4 Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Gallimard, 1972.

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