Que deviennent les illustrations des « classiques » pour la jeunesse ? Fragile destin d’images face au tourbillon des rééditions

Dans le prolongement du texte de blog précédent, voici quelques réflexions apparues face aux tables de librairie en début d’année scolaire, au moment des mises en avant de lectures pour les collégiens : trois éditions de poche illustrées et un album pour le roman Vendredi et la vie sauvage de Michel Tournier. Le phénomène de multiplication des versions, notamment en poche, pour les « classiques scolaires» n’est pas nouveau, le renouvellement des visuels de couverture non plus, mais cela mérite un temps de réflexion sur l’iconographie que les éditeurs jeunesse ont choisie pour cette œuvre.

Photo personnelle de septembre 2022 : deux éditions de poche mises en avant, Folio junior en haut, Flammarion jeunesse en dessous.

Première pensée face à ces rayons, les illustrations de Georges Lemoine, considérées longtemps comme des éditions de référence pour le roman de Michel Tournier, ne sont plus désormais chez les libraires. Elles ne participent donc plus à la construction, chez les jeunes lecteurs, de l’univers romanesque de l’île où se rencontrent Robinson et Vendredi. Pendant presque quarante-cinq ans, ses illustrations ont pourtant accompagné la lecture du roman dans les différentes collections de Gallimard jeunesse. Cet effacement s’est opéré en plusieurs étapes jusqu’au remplacement complet de l’iconographie créée initialement en 1977 par l’artiste graphique qui occupait alors une place importante dans l’équipe des illustrateurs de Gallimard jeunesse constituée par Pierre Marchand. Il a d’ailleurs illustré d’autres récits de Tournier pour Gallimard jeunesse dont la superbe fable de Barbedor qui reste au catalogue.

Disparition progressive d’une illustration de référence

Première édition en Folio junior, 1977.

De 1977 à 2007, les lecteurs ont lu le roman en poche avec les images de l’illustrateur : le « graphisme épuré et moderne du trait de plume »[1] de Georges Lemoine met en évidence l’universalité des motifs comme la gémellité des personnages, les animaux totems et les motifs aériens (ou éoliens) chers à Tournier[2]. Et sa couverture pour le Folio montre comment ses illustrations stylisées et précises construisent son interprétation littéraire : les choix graphiques servent la symbolique chère à l’écrivain de Vendredi ou la vie sauvage avec une économie de moyens et des effets simples. Et il choisit de montrer Robinson sur l’île par une composition de symboles.

« Dans Vendredi, l’appropriation de l’île par Robinson tient en une image qui est également reprise sur la couverture : cette composition ouverte vers le ciel place le naufragé dans une posture d’ascension, accroché à une branche, alors qu’il embrasse du regard la mer et l’épave délaissée : le héros surplombe l’île avant de se l’approprier : « L’ascension du ciel au moyen d’un arbre, thème inverse de la descente aux enfers et qui ne l’exclut pas, montre que celui qui sort vainqueur de ces épreuves a transcendé la condition humaine. »[3].  Dans le récit de Tournier, Arlette Bouloumié remarque que se succèdent dans l’initiation une période tellurique, une période aquatique et une période aérienne avec Vendredi. Dans cette image, le regard rétrospectif de Robinson tourné vers l’eau s’oppose à la posture du corps et la main accrochée au feuillage, cette torsion ou tension du corps signale le passage d’un élément à l’autre. »[4].

Collection Mille soleils, 1988. L’illustrateur représente un double portrait de Robinson, avant et après l’île.

Georges Lemoine a réalisé une série d’illustrations pour la parution du roman en Folio junior puis il a revu les visuels de couverture pour les rééditions pendant vingt ans, avec en 1988 une nouvelle couverture pour la collection Mille Soleils qui présente un double portrait de Robinson métamorphosé par la vie sur l’île. En 1997, Gallimard jeunesse a modifié la couverture pour la réédition en Lecture junior avec une image de Pierre-Marie Valat, mais en conservant les vignettes intérieures de la version créée en 1977 par Lemoine donc les lecteurs lisaient encore le texte de Tournier avec les illustrations de référence dans les pages. Par la suite, la couverture a été ré-illustrée par Jean-Claude Götting en 2007, en conservant pendant plus de dix ans encore les illustrations intérieures de Lemoine. Mais une dernière réédition voit la totalité des vignettes confiées à la création en couleurs de Jean-Claude Götting.

Moderniser le graphisme ou modifier l’accroche de lecture ?

Le remplacement d’une image de couverture s’explique d’abord si on admet la nécessité de revoir les visuels pour donner l’illusion « du nouveau » chez les libraires, ces modifications nous rappellent que les livres sont des objets commerciaux. C’est pourquoi Gallimard jeunesse a sollicité successivement deux illustrateurs bien présents dans son catalogue pour renouveler la couverture de ce classique : Pierre-Marie Valat crée des images hyperréalistes qui ont longtemps été employées pour les collections documentaires de l’éditeur et Jean-Claude Götting qui possède un univers graphique de silhouettes cernées avec des couleurs denses peintes, est très identifié pour ses illustrations de la série des Harry Potter. Les deux artistes ayant pour premières différences avec Lemoine la préférence de la peinture et les contrastes de couleur. Mais sans minimiser l’enjeu d’une évolution des goûts graphiques, il apparait que les changements d’iconographie font bien plus que modifier un visuel. Car les deux couvertures récentes choisies par Gallimard jeunesse privilégient le personnage de Vendredi, le jeune indigène, figure de la liberté et d’un autre rapport au monde alors que Lemoine avait choisi Robinson soulignant probablement ainsi le lien hypertextuel avec le roman de Defoe (il faut cependant noter que ce dernier consacrait une majorité d’illustrations intérieures au compagnon sauvage). En cela, les nouvelles images de Valat puis Götting qui s’avèrent en accord avec les conceptions de visibilité actuelles, correspondent à l’inversion de hiérarchie opérée par Tournier pour le choix du titre de sa réécriture du Robinson Crusoé . Au delà de ce déplacement important, comment les couvertures des ces illustrateurs présentent-ils le roman dans leur accroche visuelle ? Car les éléments offerts sur cette première image initiale participent au pacte de lecture avec le jeune.

Pour la couverture de 1997 (ci-dessus), Pierre-Marie Valat a proposé une illustration de Vendredi sans Robinson, cadrant l’image en gros plan sur le jeune indigène, vu en contre-plongée sous un ciel bleu. La densité colorée du ciel participe à la construction de l’image avec le cerf-volant orange que Vendredi tient et regarde. Cette couverture établit d’abord un lien quasi-littéral avec le titre, la vie sauvage étant représentée par ce cerf-volant en peau de bouc (Andoar, l’animal sacrifié du roman) auxquels sont liés quelques poils et plumes flottant au vent, signifiant que vie sauvage veut dire liberté. La verticalité construite par un point de vue vers le ciel et le haut de l’image, propose également une dimension  essentielle chez Tournier, avec la prédominance d’un schème ascensionnel et l’évocation du vent. Cependant le style graphique de cette couverture  créait un hiatus en effaçant le personnage principal et provoquait un manque de cohésion sur le plan iconographique avec les illustrations intérieures (voir la quatrième de couverture ci-dessus sur laquelle le renforcement des couleurs par rapport à l’image d’origine tente d’harmoniser l’ensemble).

Illustration de J-C. Götting pour fFoio junior, 2007.

Jean-Claude Götting opte lui aussi pour une présence centrale d’un bleu dense pour son illustration de couverture mais rien d’aérien n’est induit ici, que ce soit par la construction ou la technique de peinture. L’artiste opte pour une présentation sur un tout autre plan car il montre l’opposition entre les deux protagonistes. Robinson s’éloigne de dos laissant Vendredi au premier plan tourné de profil vers la gauche. Leurs directions, leurs attitudes et leurs couleurs les opposent, l’un habillé et porteur de blanc – le parasol, la chemise et le livre ouvert- et l’autre dont la peau nue et sombre est mise en valeur par un collier, d’os ou de coquillages. Robinson renfermé sur lui, et sa lecture, Vendredi regardant au loin. Il est étonnant que ce dernier soit tourné vers la gauche et à contre-lecture, contrairement aux codes graphiques qui orientent souvent les signaux vers l’ouverture du livre sur les couvertures.

Là encore, l’illustrateur privilégie Vendredi, comme le titre choisi par Tournier et il évoque secondairement l’île et la robinsonnade. Le plus frappant dans ces choix de Götting vient de la suggestion faite sur la relation entre Robinson et Vendredi, en les présentant uniquement comme deux identités contraires. Et les illustrations intérieures plus récentes, réalisées et imprimées en couleurs, ancrent l’univers du roman dans le concret de la lutte avec la réalité de l’île, privilégiant les tensions à la légèreté.

Pat Cullers, Costa Rica, 1994

Une autre stratégie d’accroche est montrée par l’illustration choisie pour la couverture du volume parascolaire de Gallimard co-édité avec Belin en cette rentrée : le paysage saturé de couleurs et foisonnant de végétation tropicale emprunté à Pat Cullers propose une image onirique d’île, un Eden inhabité pour évoquer un paradis sauvage mythique. Dans les couvertures des poches pour la jeunesse, l’île est souvent à peine évoquée par quelques éléments végétaux et un simple fond de mer, au profit des personnages et parfois des symboles, ce choix iconographique qui pose l’île en personnage principal se démarque ainsi des autres et ouvre à d’autres publics plus matures.

Du côté de chez Flammarion jeunesse, Vendredi et la vie sauvage donne lieu à un choix étonnant pour l’iconographie de la réédition en poche de 2019 : la couverture est réalisée par Marcellino Truong mais à l’intérieur le lecteur se trouvent face à des illustrations de 1971, images originales de la première édition en couleurs créées par Paul Durand. La maison d’édition choisit donc de réactualiser cette iconographie, liée à son catalogue, au style graphique très représentatif des années 50-60 du siècle précédent sans toutefois reprendre les couvertures un peu trop désuètes pour les lecteurs actuels.

Paul Durand dont l’impressionnante bibliographie littéraire s’est inscrite dans la mémoire des familles avec de nombreux titres très diffusés jusqu’en fin des années soixante-dix, a notamment illustré pour la jeunesse Le livre de la jungle de Kipling, L’enfant et la rivière de Bosco ou plusieurs titres de la série de Blyton, Le club des cinq. Si les silhouettes et visages peuvent paraitre datés, les illustrations conservent beaucoup de charme.

illustration de P. Durand de 1971, reprise en p. 87 du poche de 2019.

Pour exemple, un portrait de Robinson en maitre avec son serviteur Vendredi qui porte l’ombrelle, est remarquable par la présence quasi auratique du duo (p 87) : debout et proches, Robinson et Vendredi se fondent dans la page avec la plage et la mer. De façon générale, la représentation que Durand réalise pour les paysages de l’île est très lumineuse, la superposition de traits de pinceaux aux couleurs légères créent, comme dans un  flou, une végétation sauvage qui enveloppe les personnages d’une atmosphère vibrante.

Notons que la représentation de la langue des signes de Vendredi, que Paul Durand a imaginé par une présentation tabulaire de vignettes en 1971(pages 146-147 du poche 2019) chez Flammarion, a été déclinée en 1977 par Lemoine dans le Folio junior, puis en 2012 par Jean-Claude Götting.

Couverture de M. Truong, poche Flammarion jeunesse, 2019

L’éditeur Flammarion a donc préféré une image de couverture réalisée par Marcellino Truong mais dans un souci d’harmonie chromatique avec les vignettes de Durand. Ces dernières ont d’ailleurs été pâlies dans les pages intérieures et la palette d’ensemble se situent dans des demi-teintes de jaune-brun et de bleu-vert. Mais la scène choisie modernise l’accroche sur le plan graphique grâce aux silhouettes cernées et stylisées des personnages présentés dans une construction peu classique. Pour inviter à ouvrir le roman, le premier plan est occupé par le duo sautillant de Vendredi et Tenn, le chien de Robinson, à qui il semble vouloir jeter un bâton. À l’arrière plan, dans le lointain, Robinson arpente le bord de plage seul, un fusil sous un bras et l’ombrelle dans l’autre. La silhouette courbée de ce dernier est placée au centre de l’image, comme dominée par la danse légère de Vendredi et du chien : la couverture présente le trio dans leurs différentes façons de vivre l’île mais en privilégiant une scène ludique et joyeuse qui, de plus, rajeunit un peu la cible de lecture.

Dans les mêmes librairies, une autre édition du roman de Tournier se joint aux poches : un album également édité par Flammarion jeunesse, mais en 2017, et illustré par Ronan Badell. Choisissant une dominante monochrome bleu-vert, pour des illustrations très claires -comme surexposées- l’illustrateur propose une vision amusante et surtout contemplative du récit que permet le format. Sur la couverture, la scène représentée est la même que sur le poche décrit ci-dessus, le jeu joyeux de Vendredi et du chien contraste avec « l’ennuyeux Robinson » mais la scène est vue en surplomb et à distance, laissant une place importante à la plage et l’île. Il est probable que l’originalité du style d’illustration, avec la subtilité et la légèreté des détails graphiques, ait parue inadaptée à une réduction au format poche en 2019. Au final, les images que Flammarion jeunesse a choisies pour donner envie de lire Vendredi et la vie sauvage dans ces deux livres sont proches sur le plan thématique et elles privilégient toutes deux la légèreté, la lumière et une vision onirique de l’île.

Même s’il faut garder à l’esprit les enjeux commerciaux à l’origine de ce tourbillon de couvertures et d’illustrations renouvelées, ces exemples révèlent des logiques bien distinctes pour l’iconographie liée au roman de Michel Tournier. Car le statut des illustrations anciennes (de plus de quarante ans) est manifestement considéré très différemment dans deux maisons d’édition qui ont chacune un catalogue littéraire ancien avec un patrimoine iconographique de qualité. D’un côté, Gallimard jeunesse efface du catalogue l’illustration de référence de 1977 de Georges Lemoine, laissant penser qu’elle ne correspond plus à la réception d’un nouveau lectorat, et de l’autre, Flammarion jeunesse réhabilite l’iconographie de Durand, illustration originale un peu « vintage »de 1971. Si les couvertures sont actualisées pour renouveler l’indispensable accroche visuelle, le lien avec l’œuvre et la cohérence de l’objet-livre méritent d’être interrogés à chaque réédition modifiée.  Reste à espérer que dans un avenir proche, les illustrations de Georges Lemoine pour Vendredi et la vie sauvage puissent être rééditées à leur tour, qu’elles reprennent place dans les rayons et fassent à nouveau apprécier la qualité de son interprétation du roman de Tournier à de nouveaux lecteurs.

Car ces changements ne sont évidemment pas sans conséquence pour les illustrateurs, il est important de souligner ce que signifient ces arrêts de publication des images. Les droits touchés pour une illustration, grâce aux rééditions en poche et les reprises dans d’autres formats comme les livres audio, sont une source de revenus. Quand cette création soumise à la logique éditoriale disparait des catalogues, la peine est double, sur le plan financier et sur le plan artistique. En effet, les illustrations s’avèrent peu pérennes et leur destin est fragile car, comme les textes classiques peuvent s’effacer des bibliographies quand on ne les fait plus lire, elles peuvent aussi disparaitre des lectures et des mémoires.


Post-scriptum (en quelque sorte) :

En tant qu’enseignante et formatrice, il est arrivé fréquemment qu’en demandant la lecture d’un roman à un groupe, l’ensemble des livres réunis au moment du cours, s’avère disparate : les livres anciens, les prêts en médiathèque ou les commandes récentes font apparaitre des rééditions dont la pagination varie, la couverture est différente, comme parfois l’ensemble des illustrations. Dans le cadre d’une formation d’enseignants, où on fait feu de tout bois, cela donne l’occasion de commenter les choix éditoriaux et les effets de lecture provoqués. Cela invite évidemment à dater les éditions et cela offre l’opportunité de comparer les illustrations mais cela informe aussi sur les enjeux commerciaux autour du livre.

C. Plu


  • [1] Michel Tournier , la réception d’une œuvre en France et à l’étranger
  • [2] Thèse : voir la page sur ce site
  • [3] A Bouloumié, Michel Tournier, le roman mythologique suivi de questions à Michel Tournier, Paris, José Corti, 1988, page 167
  • [4] Thèse « Georges Lemoine, illustrer la littérature au XXè siècle », pp 356-357.

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