Des classiques pour la jeunesse (Lecture Jeune 183) et des images pour les accompagner…

J’ai contribué à la Revue Lecture jeune sur les classiques, occasion de mentionner plusieurs romans appartenant à mon corpus de recherche ou à celui de mes cours sur littérature-illustration, Voir l’article ci-dessous.

Comme les images n’entraient pas dans le thème du numéro et que le format bref de la contribution ne permettait pas leur mention, je profite de ce blog pour apporter quelques compléments sur l’iconographie qui accompagne ces romans classiques car elle joue un rôle véritable dans la réception et la mémoire des lectures. D’une certaine façon, les illustrations acquièrent aussi une légitimité quand elles ont été éditées en même temps que l’œuvre originale ou qu’elles ont été reconnues par une large audience sur plusieurs générations. Qui penserait à dissocier les Voyages extraordinaires de Jules Verne des gravures de Riou, de Neuville ou Bennet qui les accompagnent depuis l’édition originale de Hetzel ? Et la puissance d’évocation et d’émerveillement que relaient certaines de ces illustrations explique aussi leur influence dans les adaptations des Voyages extraordinaires de Jules Verne.

Illustration de Riou pour Voyage au centre de la terre, p. 141 (Hetzel, 1967) et illustration par de Neuville pour Vingt mille lieues sous les mers, p 392 (Hetzel, 1971)

En fait, parce que les illustrations de ces romans classiques ont accompagné les lectures des jeunes de plusieurs générations, elles ont participé à la réception des œuvres. Collaborant avec le texte pour l’accès au sens, elles contribuent à l’imaginaire des récits en donnant formes aux personnages et lieux pour les scènes. C’est pourquoi certaines illustrations sont inscrites dans la mémoire des lectures au côté des textes.

Concernant les autres romans cités dans l’article de Lecture Jeune, ils ont tous été illustrés par Georges Lemoine pour des collections de Gallimard jeunesse. Pierre Marchand qui lui avait confié ce travail d’illustration dès 1976, avait eu l’intuition que ses choix d’interprétation graphique pouvaient s’harmoniser avec les univers littéraires d’écrivains comme Le Clézio proposés à la lecture des jeunes. Ainsi les images de Lemoine pour les éditions folio junior ont accompagné des romans classiques pour de très nombreux lecteurs du milieu des années 70 jusqu’à aujourd’hui. Lire plus ICI

Quand un classique n’est plus préconisé par les enseignants, les illustrations qui l’accompagnaient disparaissent des bibliothèques avec lui : c’est le cas avec le récit de Henri Bosco, L’enfant et la rivière. Et des images qui ont été associées aux lectures de plusieurs générations peuvent aussi disparaitre quand l’éditeur décide de renouveler l’iconographie pour une nouvelle cohorte de jeunes lecteurs. Sur ce sujet, un prochain post reviendra sur l’exemple du Vendredi et la vie sauvage de M. Tournier.

Mon article extrait de la revue 183
Classiques de littérature de jeunesse au collège, des lectures passerelles

En choisissant de faire lire un titre plutôt qu’un autre au sein de la littérature jeunesse, les prescripteurs scolaires définissent, de la primaire au collège, des « classiques de la littérature de jeunesse ». L’Observatoire national de la lecture souligne que ces œuvres sont le résultat d’une recommandation institutionnelle et d’une réception pluri-générationnelle, constat que vient renforcer un communiqué de la Direction de l’Enseignement Scolaire (DESCO) du 18 novembre 2003, intitulé « La littérature de jeunesse en primaire ». Portant sur les listes d’ouvrages recommandés par le ministère, il indique que les « classiques de l’enfance sont des ouvrages souvent réédités qui constituent un patrimoine se transmettant de génération en génération ». À l’image des classiques de littérature générale dont Alain Viala a souligné la fonction de « modèle » (v. article de Sylviane Ahr, « Qu’est-ce qu’un classique en littérature ? », Lecture Jeune 183 p. 4), les classiques de littérature de jeunesse sont donc selon lui le produit d’une sélection d’auteurs et œuvres intégrés par l’institution littéraire et notamment l’institution scolaire. Les classiques de littérature jeunesse choisis par l’institution scolaire « ont donc valeur d’exemple et – aux yeux de la société de l’époque – une valeur morale. Cependant elles transcendent le temps, ce qui explique leurs rééditions régulières et le consensus qui les entoure »[1]. Cela signifie donc aussi que les frontières de la littérature de jeunesse restent incertaines, car elles restent tributaires des représentations que les adultes se font des œuvres et des jeunes lecteurs[2]. En 2008, les professeurs interrogés dans une enquête sur la littérature lue en 6eet 5e, ont réagi à la prescription de littérature de jeunesse à l’école[3]. Ceux qui se montrent favorables à l’utiliser en classe déclarent que cette dernière permettrait un accès plus facile à la littérature, surtout si elle permet de réaliser un lien avec la littérature classique. De plus, la richesse des œuvres est considérée mieux adaptée à l’époque et aux élèves avec une diversité de supports qui « parle ainsi plus aux élèves d’aujourd’hui ». En partant de ces critères, arrêtons-nous alors sur quelques « classiques de la littérature de jeunesse» qui « semblent se placer dans une zone frontière un peu obscure et mal explorée, entre la littérature pour adultes et la littérature pour enfants »[4].

 

De grands écrivains contemporains édités comme classiques jeunesse

Tout d’abord, le champ éditorial participe à la classicisation d’œuvres de littérature de jeunesse puisque « ce sont en dernière instance les éditeurs qui dessinent les frontières de la littérature de jeunesse à une époque donnée et au sein d’une culture donnée. Ce sont eux qui viennent inscrire –de manière éphémère ou durable – une partie de la littérature générale dans la littérature de jeunesse »[5]. Plusieurs titres de littérature jeunesse du corpus pour le collège reflètent ainsi le choix qui avait été opéré par Gallimard Jeunesse de publier pour les jeunes de grands écrivains du catalogue de littérature générale de la maison d’édition. Parmi eux, des contemporains récompensés par de nombreux prix littéraires comme Michel Tournier, Marguerite Yourcenar et Jean-Marie-Gustave Le Clézio[6]. Ces collections ciblées sont une manière pour les écrivains de se rendre accessibles aux jeunes lecteurs, puisqu’ils sont souvent le produit de réécritures comme pour Vendredi et la vie sauvage de Michel Tournier[7] et Comment Wang Fo fut sauvé[8] de Marguerite Yourcenar. Étudiant ces écrivains, Sandra L. Beckett note que les jeunes sont « le public primitif du conteur, le public rêvé »[9], c’est pourquoi« ne se contentant pas de la renommée dont ils jouissent auprès d’un public adulte et vaste et fidèle, ces auteurs tiennent à figurer aussi dans la bibliothèque des enfants». Bien avant de recevoir le Nobel en 2008, Jean-Marie-Gustave Le Clézio a d’ailleurs fait partie du corpus du collège avec des titres comme Lullaby, Celui qui n’avait jamais vu la mer,deux nouvelles extraites du recueil Mondo et autres histoires qui a ensuite été prescrit dans son intégralité. Ainsi de titre en titre, l’écrivain s’est vu « classicisé » par le collège. C’est aujourd’hui Pawana qui initie les jeunes à l’écriture de Le Clézio dans les corpus de 5esur la question « L’être humain est-il maître de la nature ? Comprendre et anticiper les responsabilités humaines aujourd’hui ».

Une œuvre passée hors des « usages de lecture»

 Les classiques scolaires peuvent être amenés à disparaître, comme L’enfant et la rivière de Henri Bosco, qui a été prescrit pendant cinquante ans à l’école au XXe siècle mais n’appartient désormais plus aux corpus recommandés aujourd’hui. Comme le souligne Alain Viala, un auteur qui a accédé à la qualité de classique n’est pas toujours assuré de conserver cette place. Le récit de Bosco partage pourtant plusieurs caractéristiques littéraires avec les romans des auteurs mentionnés plus haut qu’il côtoyait dans les bibliographies : le roman est bref, il reprend des motifs symboliques et développe une aventure à la dimension mythique qui sert le parcours initiatique de son protagoniste. Paru en édition générale, c’est sa réédition dans la Bibliothèque blanche en 1953 qui avait assuré à L’enfant et la rivière un grand succès et une réception intergénérationnelle. Réédité alors dans les collections de Gallimard Jeunesse en 1977, le titre est ensuite très diffusé. En quittant aujourd’hui le corpus des « classiques pour la jeunesse», ce roman et son auteur sont donc en danger de disparition des bibliothèques, puisque comme Brigitte Louichon le rappelle : « rien n’use moins les œuvres que de s’en servir ». Qu’est-ce qui expliquerait cet effacement du corpus scolaire ? Serait-ce la moindre notoriété de son auteur ? Ou la narration prise en charge par un homme de 60 ans évoquant un souvenir de jeunesse, qui serait moins bien reçu qu’un récit à hauteur d’enfant ? Il est probable que Bosco ait été délaissé au profit d’une diversification de récits, et de supports qui parleraient davantage aux jeunes d’aujourd’hui.

Un classique actualisé par son ouverture et sa modernité

C’est cette évolution du rapport à la lecture et à la littérature des nouvelles générations, de leurs intérêts et de leurs pratiques culturelles qui explique que Jules Verne consolide au contraire sa place parmi les classiques pour la jeunesse. Publié chez Hetzel de 1863 à 1905, l’auteur des Voyages extraordinaires a fait l’objet d’une réhabilitation littéraire récente suite au centenaire de sa disparition en 2005 et à son entrée dans la Pléiade entre 2012 et 2017. Son statut patrimonial et la reconnaissance de son œuvre « à la source esthétique du roman d’aventures »[10]s’accompagnent également d’une valorisation de son art de l’émerveillement. Jean-Paul Dekiss souligne ainsi l’enchantement des Voyages extraordinaires : « On y trouve la distance d’un humour constant, d’un goût du jeu – les hommes jouant eux-mêmes ici ce que jouaient avec eux les dieux antiques. Cet enchantement, proche parfois de la féerie, a vu mettre Jules Verne au XXe siècle sur les rayons des bibliothèques familiales et publiques pour les lectures de 10 à 15 ans, ce qui a souvent donné l’impression que cette œuvre était destinée à la jeunesse, alors que du vivant de l’auteur plus de vingt romans sont parus dans les grands quotidiens »[11]. Au sein du corpus scolaire, Vingt mille lieues sous les mers, De la Terre à la Lune ou encore Le Tour du monde en 80 jours peuvent être associés aux questions du rapport de l’homme à la découverte et à l’inconnu. L’atout déterminant de cette œuvre intergénérationnelle, et internationalement connue, vient aussi de son aura culturelle : ses objets sémiotiques secondaires (les adaptations, les hypertextes, les métatextes et les allusions)[12] permettent aujourd’hui d’articuler l’œuvre patrimoniale avec un large corpus artistique et littéraire qui la rendent familière à tout un chacun. Nicolas Allard a d’ailleurs mis en évidence le riche héritage artistique de Verne, « père de la science-fiction moderne »[13], qu’il n’hésite pas à présenter comme un des pionniers de la pop culture : les Voyages extraordinaires, « centres de gravité de nombreuses œuvres d’art », ont laissé une empreinte dans l’imaginaire collectif car ils se prolongent dans des adaptations et influencent les récits en roman, BD, films et jeux, allant jusqu’à nourrir l’esthétique du courant steampunk. Au-delà de la valeur intrinsèque de ses romans et de leur style « très moderne, où la science intervient comme élément et comme support du lyrisme »[14], l’œuvre de Verne est représentative d’une conception de la littérature cohérente avec les corpus préconisés pour l’enseignement[15] : initiation à l’univers littéraire de grands écrivains, aux mythes, aux grandes questions humaines mais également croisement de savoirs transversaux (comme l’histoire des sciences) et liens vers une culture globale des médias. De manière caractéristique, Voyage au centre de la Terre a d’ailleurs été de 2019 à 2022 l’une des trois œuvres imposées au baccalauréat de français dans la filière technologique.

Ces différents exemples montrent qu’un « classique de littérature de jeunesse »est aujourd’hui légitimé par les passerelles qu’il rend possibles. C’est ce que confirment les programmes du collège de 2020 qui privilégient les possibilités de réseau comme enjeux des corpus littéraires. Ces « classiques » qui peuvent mettre en relation les générations de lecteurs, les champs culturels, les domaines de connaissance ou les médias sont ainsi légitimes pour le projet scolaire en cela qu’ils permettent« d’enrichir l’expérience de lecteur des élèves ».


  • [1]http://onl.inrp.fr/ONL/travauxthematiques/livresdejeunesse/endebat/patrimoine/question1
  • [2] I. Nières-Chevrel (dir.),Littérature de jeunesse, incertaines frontières, Gallimard Jeunesse, 2005
  • [3] J-F. Massol, G. Plissonneau, « La littérature lue en 6e et 5e : continuités et progressions », Repères, n° 37,2008, p. 69-103
  • [4]S.L. Beckett, De grands romanciers écrivent pour les enfants, Les Presses de l’Université de Montréal, 1997, p. 249
  • [5]I. Nières-Chevrel, « Avant-propos », Littérature de jeunesse, incertaines frontières, op.cit.
  • [6]Les versions illustrées par Georges Lemoine de ces ouvrages ont également été reprises en Folio poche, s’adaptant alors à la lecture scolaire
  • [7] Cette réécriture intégrale du roman Vendredi et les limbes du pacifique fut publiée chez Flammarion en 1971, puis dans la collection Mille soleils en 1977 et enfin en Folio junior
  • [8] Paru en 1979 en collection Enfantimages, puis en Folio cadet
  • [9]S.L. Beckett, S. L., op.cit.
  • [10]M. Letourneux, « Jules Verne », Dictionnaire du livre de jeunesse, Éditions du Cercle de la librairie, 2012, p. 958
  • [11]J-P. Dekiss, J-P,« Jules Verne: Apports à un humain planétaire »,Études, n° 403, 2005, p.79-87
  • [12]B. Louichon, « Le patrimoine littéraire : un enjeu de formation », Tréma, n° 43, 2015
  • [13] N. Allard, Les Mondes extraordinaires de Jules Verne, Armand Colin, 2021
  • [14] M. Soriano, « Jules Verne (1828-1905) », Encyclopedia universalis, tome 23, 1996, p. 473
  • [15] Les ressources d’Eduscol pour la culture littéraire en cycles 3 et 4 font apparaitre que les lectures sont envisagées dans des groupements d’œuvres ouverts notamment aux pratiques transmédiatiques

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