Des courants d’air à haute puissance imaginaire, quand ce qui ne peut être vu emporte loin

« Le vent comme l’air est invisible. Pourtant on le sent.  Mais il n’est visible que par les effets qu’il produit sur les choses et les êtres. Ainsi, il façonne le paysage, l’anime, se joue des objets et des personnes, tout en se dérobant au regard. »

Le vent, cela qui ne peut être peint, Catalogue d’exposition, Muma, Le Havre, 2022.

Affiche alternative, Sirocco et le royaume des courants d’air, dossier de presse, 2023.

Le film d’animation Sirocco et le royaume des courants d’air offre au jeune public un récit qui réunit la puissance poétique de la dématérialisation, la dimension onirique du vol et la symbolique du souffle que Bachelard associait à la poétique du vent dans L’air et les songes, essai sur l’imagination du mouvement (1943). Le réalisateur et scénariste, Benoit Chieux, dont le savoir-faire en animation est identifié depuis L’enfant au grelot (1998), entraine les spectateurs dans une féérie grave et lumineuse qui actualise de façon originale l’imaginaire du vent et les rêveries de l’air. (Sirocco et le royaume des courants d’air, Benoit Chieux, film d’animation en couleur, 1H20, Coproduction France-Belgique, 2023 ; Prix du public, Festival d’Annecy, 2023).

Une bande annonce peut se voir ici

« Sirocco, c’est d’abord une série d’une trentaine de dessins sur le thème du vent. Très vite j’ai posé l’univers, dessiné les deux héroïnes, et le personnage de Selma. D’autres dessins sont venus ensuite, de façon intuitive : un moulin, un bestiaire, des nuages aux formes étranges, toujours en écho avec le vent, le souffle. Ce qui m’intéressait, c’était de suggérer cette « présence invisible » à l’écran, comme dans la scène où Sirocco disparait dans un tourbillon d’air. » Les Arts dessinés 25 (janv-mars 24), page 136.

Dans cet entretien, le réalisateur désigne l’influence des studios Ghibli et de Miyazaki pour la construction de son récit en animation et on comprend bien comment il utilise le mouvement pour rendre l’amplitude atmosphérique. Mais d’autres références visuelles sont liées à une esthétique des années 70-80, comme pour ses décors qui semblent rendre hommage au Push Pin studio avec ses aplats cernés et sa riche palette de couleurs. Au-delà de cet univers visuel dynamique et lumineux, il est intéressant de s’arrêter sur les dimensions symboliques du récit construit par les deux scénaristes, Benoit Chieux et Alain Gagnol qui ont créé une histoire portée par des mouvements d’envol, des chutes et des tourbillons.

L’animation du film est ainsi employée au service du vent à commencer par le personnage de Sirocco, le maitre des courants d’air et des tempêtes, personnifié dans une silhouette mystérieuse, masquée et flottante. Pour son costume comme pour de nombreux éléments du récit visuel, les mouvements de l’air sont rendus visibles grâce aux ondulations des textiles, les volants des manteaux ou robes flottent, les écharpes se courbent ou s’agitent comme le linge étendu qui claque sur les fils. Les objets de ce monde sont tous animés par le souffle, des manches à air, des dirigeables et ballons, des ailes de parapente et voiles multiples permettent aux personnages de circuler parfois en s’accrochant à des câbles tendus par la force du vent. Les paysages du royaume de Sirocco montrent un monde minéral soumis aux lois des tempêtes avec des montagnes de sable mouvant ou encore des villages de maisons empilées aux fenêtres ouvertes aux courants d’air. Logiquement, le ciel et les nuages ont la part belle avec des formes quasi-psychédéliques dont les configurations et couleurs évoquent les grades de force des vents, des plus paisibles aux plus destructeurs. Les espaces sont également animés de nuées d’êtres volants, des oiseaux bien évidemment et d’autres êtres d’invention avec hélices ou autres accessoires pour planer.  En cela, le récit correspond en tous points à ce que Gaston Bachelard identifie comme les motifs d’une imagination ascensionnelle, jusqu’à l’importance du bleu qui domine l’univers des vents, du ciel à la mer.

Et pour accompagner cette dimension référentielle à l’air, la bande-son apporte du sens grâce à la musique de Pablo Pico et à la voix de Célia Kameni (pour le chant de la cantatrice Selma) qui contribue fortement à une émotion entre sublime et tristesse.

Le dossier de presse du film confirme l’héritage du chef d’œuvre de Paul Grimault Le roi et l’oiseau dont Benoit Chieux dit vouloir rappeler la mélancolie mais le réalisateur en adopte aussi la profondeur symbolique. C’est notamment sur ce plan que la collaboration avec son co-scénariste Alain Gagnol a pu ajouter une dimension plus grave avec des émotions fortes comme l’explique l’auteur dans la revue Les Arts dessinés 25. Car les images littéraires et poétiques de la verticalité sont aussi associées à la chute et aux abîmes, sachant que le souffle de vie évoque aussi le dernier souffle de la mort.  En effet, s’il y a des envols et des ascensions, les personnages de ce récit animé sont essentiellement soumis à des aspirations vers le bas. La case « Ciel » de la marelle qui sert de porte vers le royaume de Sirocco, entraine une longue chute rappelant celle d’Alice dans le tunnel de Lewis Caroll. Et inversement en fin d’histoire, pour permettre aux deux exploratrices de retourner dans leur monde, Selma trace des cercles sur un plafond translucide qui va les aspirer vers le haut pour sortir du royaume des vents.

Cette inversion s’accentue avec d’autres motifs sombres car le pays des courants d’air ouvre des horizons vers le monde invisible qui est en-dessous, sous le monde terrestre du réel.  Dans l’histoire du film, le royaume de Sirocco résulte de la création d’une autrice de fiction : Carmen et Juliette, les deux héroïnes, sont entrainées dans l’univers des albums créés par Agnès qui les garde chez elle pour l’après-midi.  À cette occasion, les deux sœurs découvrent un pays étrange, beau mais effrayant, un monde de non-vie où Selma, la sœur décédée d’Agnès, réside. Ainsi cet univers chatoyant et mouvant comporte une dimension obscure qui laisse une place au deuil et au souvenir, en faisant exister les liens affectifs au-delà de la mort grâce à une pensée créatrice qui donne vie à l’inanimé. Notons que l’affiche commerciale avec son visuel très joyeux et clair n’annonce au public ni la complexité ni la gravité du film. Cela semble tromper quelques familles selon le gérant du cinéma qui rappelle que le film est conseillé pour les plus de six ans.

« Ce n’est pas seulement le vent en lui-même qui m’intéresse, c’est tout ce qu’il représente. Le vent, c’est l’air qui nous entoure, le souffle qui nous permet de parler, de chanter. C’est la condition même de la vie, la respiration. C’est enfin ce que l’on nomme « le saint esprit » dans la religion catholique et qui existe dans toutes les croyances. On retrouve cette idée dans l’une des scènes clé du film où Sirocco, sans la toucher, transmet à Selma, pour la ranimer, le souffle de la vie. » Benoit Chieux (dossier de presse du film)

D’autres éléments de ce récit pourraient être soulignés pour leur réussite et leur originalité comme les motivations véritables du personnage de Sirocco ou le rôle intéressant du petit « passeur », objet mécanique entre le jouet et l’anémomètre, qui une fois déréglé, produit un langage à très fort potentiel poétique.

Mais il faut surtout revenir sur le fait que ce film établit des liens avec la littérature, comme le suggère la localisation du passage qui prend place sur le sol d’une bibliothèque au milieu des piles d’ouvrages, pour plonger dans un monde de fiction. Le lien avec les univers littéraires s’avère évident car les motifs de l’air et du vent appartiennent à l’imaginaire collectif depuis des siècles. Le rôle du vent qui se fait intermédiaire entre des mondes parallèles se manifestait déjà dans l’Odyssée avec les vents d’Éole confiés à Ulysse. Et les fonctions dynamiques du vent apparaissent aussi dans les indispensables tempêtes des robinsonnades ou par la tornade magique qui emporte Dorothy vers le pays du magicien d’Oz de L. Franck Baum. L’association de l’envol et de l’air avec l’oubli et le deuil est majeure dans le Peter Pan de James M. Barrie ou L’Histoire sans fin de Michael Ende. Le psychisme de l’air et du vent nourrit ainsi de multiples récits imaginaires. Et parmi les albums pour la jeunesse qui peuvent faire écho au film en jouant sur des dimensions différentes de l’imaginaire des vents, je signale aussi pour les plus jeunes :

Cet album ancien non réédité propose une personnification d’un vent ambivalent et joueur qui ne mesure pas les dégâts faits sur son passage, il s’amuse de sa force et des sons qu’il produit, se réjouit de ce qu’il entraine avec lui, odeurs et objets… avant de se calmer un peu. Gerda donne forme au vent en colorant légèrement les courants d’air qui traversent les pages en créant un tourbillon avec les objets soulevés.

Un album classique dans lequel Claude Ponti consacre ses pages à une catastrophe : la force du vent croît et devient paroxystique, mais le refuge rassurant du cocon familial permet de l’affronter. L’illustrateur emploie la couleur et la lumière pour dramatiser la puissance des vents. Et les objets volent autour d’éléments statiques.

Anne Herbauts interroge l’invisibilité du vent et les sensations que chaque être entretient avec lui. Le petit géant de l’album enquête auprès de ceux qui sont soumis à son passage, car les animaux, arbres, linge, eau ne perçoivent pas tous le vent de la même façon : par l’odeur, le goût, la couleur, le son ou le toucher… Et au final, le livre invite à ressentir le vent grâce au mouvement des pages, prouvant ainsi que le rapport au vent est intime et intériorisé. S’il n’est jamais représenté, les surfaces et matière évoquent la sensation de vent qui les touche.

Il existe évidemment bien d’autres titres pour lesquels les histoires sont soulevées par un vent déclencheur de poésie et de rêve. C’est pourquoi il est réjouissant que ce nouveau film rappelle la richesse de cet élément poétique et invite les médiateurs à proposer aux jeunes lecteurs des œuvres qui nourrissent l’imaginaire du vent, de l’air et des songes.

« Ainsi se termine notre promenade dans le vent, cette force élémentaire, depuis toujours au cœur de l’expérience humaine, totalement mystérieuse durant des millénaires, puis peu a peu apprivoisée, sans que s’effacent sa force onirique, le sentiment de son lien avec l’origine du monde, avec le souffle de la Création,  sa façon de se faire messagère de l’oubli, et par son intense profondeur, prémonition de la mort. » Alain Corbin, La rafale et le Zéphyr, histoire des manières d’éprouver et de rêver le vent.

  • Le vent, cela qui ne peut être peint, Catalogue d’exposition, Muma, Le Havre, 2022.
  • « Benoit Chieux, un trait léger comme le vent », entretien avec Sophie Furlaud, Les Arts dessinés n° 25 (janvier-mars 2024), pp134-137.
  • Bachelard, G., L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement, Librairie José Corti, 1943, édition du livre de poche, biblio essais, 2004.
  • Corbin, A., La rafale et le Zéphyr, histoire des manières d’éprouver et de rêver le vent, Librairie Arthème Fayard-Pluriel, 2022.
  • Dossier de presse et autres ressources sur le site du film Sirocco et le royaume des courants d’air, Haut et Court, 2023 : https://www.hautetcourt.com/animation/sirocco-et-le-royaume-des-courants-dair/

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