Ranelot et Bufolet : les nouvelles d’Arnold Lobel adaptées en série d’animation (1)

Frog and Toad are friends, 1970 (Couverture éd. école des loisirs, 1971)

Au printemps 2023, Apple TV a mis à disposition sur sa plateforme payante en ligne la série Ranelot et Bufolet (Frog and Toad) de Rob Hoegee qui adapte en film d’animation les nouvelles illustrées pour la jeunesse de Arnold Lobel auteur et illustrateur américain. Depuis juin 2024, une seconde saison est aussi visible. La série d’animation Ranelot et Bufolet adapte des histoires qui appartiennent depuis cinquante ans aux classiques de l’enfance aux USA et en Grande-Bretagne, mais également en France avec quatre recueils publiés à L’école des loisirs dans ses collections successives de premières lectures. Le premier ouvrage de la série, Frog and Toad are friends, paru en 1970, fut rebaptisé par l’éditeur français Ranelot et Bufolet en 1971. Pour le duo Frog and Toad (Ranelot et Bufolet), Arnold Lobel a créé vingt histoires brèves et illustrées, son premier recueil inaugurant une forme de nouvelles qu’il a aimé reprendre par la suite. Trois recueils suivirent entre 1972 et 1979 publiés en France presque simultanément : Une paire d’amis en 1972 ; Les quatre saisons de Ranelot et Bufolet en 1976 ; Cinq nouvelles histoires de Ranelot et Bufolet en 1980. Ces quatre recueils de cinq nouvelles chacun sont destinés aux lecteurs débutants : ils ont été publiés dans la célèbre collection « I can read Book » chez Harper and Row. Cette collection fut créée par Ursula Nordstrom, éditrice de 1940 à 1973 pour Harper & Row qui publia Maurice Sendak, Tomi Ungerer entre autres très grands auteurs d’albums pour la jeunesse.

Très populaire cette série d’histoires de Ranelot et Bufolet s’avère « la plus célèbre des classiques de Lobel aujourd’hui » dit Georges Shannon qui rappelle qu’aux Etats Unis « leurs histoires sont connues de la majorité des élèves d’école primaire et ont été traduites dans une douzaine de langue » (SHANNON, George, (1989) Arnold Lobel, p.86). En France, grâce aux publications traduites par L’école des loisirs, Arnold Lobel est connu dans les classes d’école primaire avec Hulul, Sept histoires de souris ou son album Le magicien des couleurs, sachant que La soupe à la souris et Porculus appartiennent aux listes de ministérielles (en cycle 2 en cycle 1) depuis 2013. Cette présence dans les corpus scolaires des premières lectures explique que l’approche critique de cette adaptation audio-visuelle soit aussi motivé par la question d’une possible didactisation d’un corpus transmédia autour de la série Ranelot et Bufolet.

Arnold Lobel est mort en 1987 à 55 ans laissant une bibliographie de presque soixante ouvrages dont plus de la moitié en tant qu’auteur et illustrateur car il a aussi créé des images pour les textes d’autres écrivains. Son œuvre est assez homogène que ce soit du côté de l’illustration ou des types de textes qu’il a privilégiés : des recueils de nouvelles, de fables, des contes courts, donc des formes brèves et souvent rimées. Et du côté de ses choix graphiques, son illustration est reconnaissable, réalisée à partir d’aquarelle et influencée par des images anciennes, même s’il l’a fait évoluer entre le début des années 60 et le milieu des années 80. Les récits illustrés créés par Lobel reposent sur la confrontation de ses personnages, des animaux anthropomorphisés, à des problèmes concrets et simples qu’ils ne traitent pas toujours de façon logique. George Shannon qui a consacré à Lobel un ouvrage en 1989 cite l’article de Jacqueline GMUCA qui présente l’auteur comme « important dans le livre d’images contemporain » dans Twentieth Century Children’s writers (1983) :

« Ses œuvres contiennent deux des qualités intemporelles qui ont traditionnellement défini les œuvres classiques de la littérature pour enfants : l’humour et la vérité. »

C’est le cas avec Ranelot et Bufolet dont les histoires drôles et sensibles offrent une narration « pleine d’esprit et de piquant » selon Margery Fisher, une critique anglaise des années 70. Les quatre recueils de Lobel sont très représentatifs d’une littérature de jeunesse des années 70-80 qui conçoit une forme adaptée aux jeunes lecteurs sans sous-estimer leur compréhension ni réduire son message. En effet l’auteur a su tirer le meilleur parti des contraintes narratives de la collection « I can read Picturebook » -ou « Première lecture », jouant avec les sous-entendus et les ellipses, conjuguant humour et profondeur entre texte et images. Son projet littéraire fut reconnu par plusieurs prix importants, notamment l’éminente médaille Caldecott, et ses nouvelles illustrées qui associent récit pastoral et nonsense pour des débutants lecteurs ont été appréciées par les spécialistes du livre pour enfants. En 2000, Françoise Ballanger les présentait comme « « Un chef-d’œuvre discret d’humour et de légèreté » dans son article « Les grandes petites histoires d’Arnold Lobel » ( Revue des livres pour enfants 193-194, pp 71-79).

Cinq nouvelles histoires de Ranelot et Bufolet, 1979.

Un media de masse audio-visuel pour actualiser des livres de premières lectures

La série Apple TV de Frog and Toad, qui est co-produite par Adam et Adrianna Lobel, enfants de l’auteur, s’appuie sur la grande popularité intergénérationnelle des livres de Lobel. Parue en 2023 et 2024, elle s’appuie sur la réception favorable d’un certain nombre d’adaptations antérieures, à commencer par deux films d’animations en volumes et stop-motion, sortis en 1985 et 1987 mais non diffusés en France parce que non traduits. De plus, la notoriété du duo de personnages est aussi entretenue par un spectacle musical co-créé par les Frères Reale et Adrianna Lobel pour Broadway, représenté dans tous les USA depuis 2002 : ce spectacle joué par des acteurs fut récompensé d’un Tony Award et est repris dans d’autres configurations jusqu’à aujourd’hui. Côté francophone, Ranelot et Bufolet est aussi proposé en spectacle musical ou théâtre de marionnettes. Ces différentes transmédiations antérieures montrent que les histoires de Ranelot et Bufolet sont séduisantes pour les adaptateurs, ce qui dépasse probablement le simple enjeu commercial. Le chercheur Thierry Groensteen désigne cette qualité des œuvres sous le terme d’adaptogénie c’est-à-dire qu’une ou plusieurs caractéristiques rendent cette œuvre compatible pour l’adaptation.

1.1 Des écarts dus au changement de média

Dans le cadre d’un colloque qu’il dirigeait sur la transécriture en 1998, Thierry Groensteen a également répertorié les types d’altérations s’opérant dans l’adaptation d’une œuvre et parmi eux les écarts dus au changement de media, de contexte de réception et de public qui ont des incidences sur plusieurs paramètres de la narration et plus largement sur la fiction.  Comme pour toute adaptation en film, les caractéristiques du media imposent des modifications inévitables au moment de la transmédiation : a minima, le mouvement filmique et la bande-son.

Pour Ranelot et Bufolet, les histoires sont racontées par un flux d’images animées et colorées à partir de supports dessinés car les producteurs ont choisi une technique d’animation classique, non numérique.  Le récit visuel se substitue ainsi souvent au narrateur, des parenthèses visuelles prennent en charge certains passages narratifs comme par exemple les fréquentes déambulations des personnages qui donnent l’occasion de scènes bucoliques. Le film anime aussi les dialogues et développe ou efface certaines scènes grâce aux effets de montage. Par exemple dans l’épisode « La liste » (s1 ép. 6), les ajouts de scènes muettes et musicales créent des capsules visuelles au service de la poésie de l’histoire.  Car le media dessin animé est créé avec une bande-son, racontant avec des dialogues et des bruitages mais également avec de la musique et des chansons qui occupent une place importante dans cette adaptation-là. En effet, la série ajoute un personnage récurrent de chanteur avec sa guitare et des concerts d’animaux, des fêtes et des danses. Ces ajouts font principalement référence aux spectacles musicaux et à leur répertoire de chansons, créés par les enfants Lobel à partir des livres. Ces adaptations en théâtre musical ont été à l’origine de versions audios multiples, notamment avec une variante assez libre des histoires en chants, donc rimés. Cette source intermédiaire correspond à un cas que Thierry Groensteen identifie quand une transmédiation entre une œuvre 1 et une œuvre 2, est influencée -ou nourrie- par une œuvre 3, ici les versions musicales.

À partir de ces éléments assez habituels de l’adaptation en dessin animé, d’autres paramètres de la transmédiation résultent par contre de choix de production qui prennent de nombreuses libertés avec les livres d’Arnold Lobel. Les choix des producteurs et du réalisateur peuvent paraitre paradoxaux entre la logique commerciale audio-visuelle et ce qu’ils annoncent respecter de l’œuvre de Lobel dans cette adaptation.

visuel promotionnel, mis à disposition par AppleTV

1.2 une logique de série loin de la construction des recueils de nouvelles

La série de livres est constituée de quatre recueils de 64 pages avec des histoires d’environ 12 pages, comportant des illustrations à chaque double page. Concernant la forme choisie pour la série Apple TV, la logique commerciale les a autorisé à une prise de liberté importante qui détruit la cohérence des recueils et ajoute des histoires. Face aux vingt nouvelles écrites par Lobel, la série diffuse trente-trois histoires, treize épisodes sont donc créés par les scénaristes. La série d’épisodes est composée en deux saisons : neuf épisodes en S1 (printemps et décembre 23) et huit en S2 (fin mai 24) dans lesquels les vingt histoires des livres peuvent être retrouvées mêlées aux autres. À ce sujet, Adrianna Lobel confie que le projet lui a paru assez cohérent pour faire confiance au réalisateur dans un entretien publié au moment de la sortie de la saison 1 :

Site Comic Book Resources (17 juin 2023) : https://www.cbr.com/frog-toad-adrianne-adam-lobel-interview/

Seuls les films ayant fait l’objet d’une adaptation des histoires des livres sont mentionnés ici.

La production a choisi une réorganisation de l’ensemble sans véritable lien avec la chronologie de parution des livres. En effet, les histoires adaptées sont présentées de façon désordonnée, puisque choisies aléatoirement dans les quatre recueils. Par exemple l’épisode 1 de la S1 est composé de la troisième nouvelle du second recueil de 1972 et de la dernière nouvelle du premier recueil de 1970. Cette éloignement de la logique des livres originaux ne répond ni à une nouvelle cohérence narrative ni à une logique thématique. Pourtant la construction en recueil se structure autour du duo de personnages n’est pas anodine. George Shannon (1989) en précise l’organisation : « Chaque volume commence par l’histoire de Frog ou Toad qui se rend chez l’autre. Les histoires du milieu présentent des activités partagées. À la dernière ou à l’avant-dernière histoire, ils se sont séparés, mais pour se retrouver à la fin du livre avec un sentiment d’amitié intensifié. » L’adaptation casse donc une logique littéraire pourtant créée par Arnold Lobel comme un ensemble articulé de nouvelles organisée pour un sens global.

Les épisodes durent entre 20 et 25 mn avec une moyenne de 10 à 11 mn pour chacune des histoires (hors générique). La production explique son choix de réunir deux histoires par épisode sans qu’aucune source scientifique ne soit mentionnée : la durée choisie correspond à une moyenne conseillée sur les sites commerciaux aux enfants de 3 à 4 ans. Pour obtenir cette durée de film, le réalisateur a également dû allonger les récits par divers procédés et cette modification a évidemment une incidence sur l’histoire racontée, ici des nouvelles avec une trame narrative ténue se voient gonflées par des évènements répétitifs et des chansons.

Une autre logique apparait avec les deux courts métrages d’animation réalisés en stop motion par J Clarke Matthew (Churchill films), en 1985 et 1987 : ces films duraient 18 mn chacun, générique compris, pour 4 et 5 histoires d’environ 4 mn chacune par film. Ce parti-pris révèle une posture d’adaptation choisie au plus près des nouvelles car les deux films adaptent les deux premiers recueils de 1970 et 1972 avec une très grande fidélité. Les jeunes lecteurs des nouvelles y retrouvent ainsi l’intégralité du texte des livres avec la voix narrative qui raconte par la voix d’Arnold Lobel lui-même.

Frog ans Toad are friends, film entier de 1985 (19mn), publication sur Vimeo (non-commerciale) du producteur et réalisateur John Clarke Matthews (mis en ligne le 3 décembre 2020). Ressource vidéo en ligne :  https://vimeo.com/486617264

Dans cette première adaptation animée, les histoires sont donc inchangées à l’exception de quelques développements de séquences muettes très cinégéniques comme des vues sur un large paysage pour des scènes montrant les personnages en déambulation.

Par contre, les épisodes de la série Apple TV optent pour un narrateur ciné-visuel en effaçant le narrateur du texte ce qui peut en partie s’expliquer avec le changement d’époque et les modes de consommation des films et séries TV, du fait de la familiarité du jeune public de 2024 avec la narration sur écran. Mais vu la part essentielle de l’image dans les médias pour enfants, le traitement des dimensions graphiques et visuelles de l’œuvre de Lobel doit également faire l’objet d’une attention.

1.3 Des choix pour animer l’univers graphique d’Arnold Lobel sur écran

De façon très globale, la série animée cherche à s’inscrire dans la continuité iconographique des albums, reproduisant un cadre bucolique à hauteur des personnages, reprenant bon nombre d’éléments visuels des images d’Arnold Lobel. Les enfants de l’auteur témoignent de la proximité recherchée avec les illustrations originales pour les décors du film qui ne reprennent toutefois pas leur légèreté technique, la grâce du trait ni la palette de verts et bruns jaunes que maitrisait si merveilleusement l’illustrateur. Cette dimension est importante car Arnold Lobel a créé son propre monde miniature, à hauteur de fleurs et plantes avec une tonalité déjà un peu surannée pour son époque.

L’auteur installe ses histoires dans un monde champêtre et hors temps, très distinct de celui des années 70 qui les ont vu publiés, car il est fortement influencé par l’univers d’animaux anthropomorphisés de Beatrix Potter et de Kenneth Grahame (Le vent dans les saules, 1908). Chez Beatrix Potter, il admirait des illustrations qui représentent les animaux gracieusement et naturellement dans ses récits illustrés. L’hommage de Ranelot et Bufolet à Jeremy Fischer (Beatrix Potter, Warne and co., 1906) (Jérémy-pêche-à-la-ligne, 1940 en France) est ainsi manifeste. Sur ses influences, G. Shannon témoigne d’un goût de l’illustrateur pour les références artistiques et historiques de la Grande Bretagne de la fin du 19è ou début du 20è siècle : les vêtements des deux batraciens, leurs cottages anglais et leur mobilier évoquent un univers un peu désuet de gravures anciennes. Les vignettes d’illustration dégagent un charme que le film d’animation ne restitue que peu, uniquement dans les décors grâce aux couleurs claires des arrière-plans et l’évocation d’un univers végétal sensible.

Image de la série, épisode « Le printemps »

Du côté des personnages, leurs silhouettes restent globalement proches des dessins de Lobel mais ils sont stylisés, cernés d’un trait bien moins léger et bien plus denses en couleur. Mais selon les propos de Adrianna Lobel, la réalisation de la série a voulu soigner l’expression des visages : ce qui se comprend car les émotions des personnages, ici essentielles, sont communiquées par leur gestuelle et leurs regards.

Le dessin animé s’écarte des images sobres et délicates d’Arnold Lobel qui sont minimalistes, avec peu d’éléments d’arrière-plans, même s’il reprend parfois certaines compositions des illustrations et que certaines caractéristiques cherchent à référer aux illustrations des livres. Par exemple, les films animés renvoient aux images des livres originaux grâce à l’intégration dans le film de cadres aux angles arrondis sur un fond blanc, rappelant les vignettes des pages créées par Lobel. Ces cadres apparaissent dans le film pour mettre en relief certains moments – début et fin d’histoire ou séquence muette additionnelle sur fond musical par exemple. Autre apport intéressant du media, l’animation du dessin permet de figurer le mouvement d’un vent permanent que suggérait l’illustrateur grâce aux ondulations des végétaux dans les images. Enfin, il faut souligner que cette série n’abuse pas des jeux de points de vue ni des mouvements spatiaux habituels aux dessins animés contemporains pour la jeunesse. Les personnages se déplacent latéralement vers la droite ou vers la gauche, les images offrant majoritairement une construction sans véritable perspective comme dans les illustrations de Lobel.

Mais sur le plan des scènes représentées, certaines modifications changent le sens délivré par les images comme, par exemple, dans « Les glaces ». Bufolet qui revient de chez le glacier par temps de forte chaleur, est encombré de deux cornets qui fondent sur sa tête car ils sont immenses par rapport à sa taille de crapaud. Dans l’épisode animé, la proportion entre le crapaud et les cornets, réduits dans un rapport d’échelle humain, oblige à multiplier les boules de glace pour obtenir un problème identique. Cet exemple témoigne d’un manque de cohérence et d’une rupture avec l’univers miniaturisé créé par Lobel. De plus, cet écart qui pourrait sembler anodin modifie complètement le récit visuel, la chaine logique et l’effet comique.

Si certains décalages entre les images des livres et celles des épisodes cassent la cohérence interne des récits, l’harmonie champêtre qui enveloppe la relation du duo de personnages peut tout de même être communiquée grâce aux apports du dessin animé. En effet, les passages narratifs sont parfois remplacés par des séquences visuelles dont la qualité graphique enrichit le sens. Deux minutes de dessin animé ouvrent l’histoire « Le bouton perdu » développant le moment d’une « grande promenade » évoquée par Ranelot et Bufolet en incipit, l’occasion de cette déambulation déroule sur l’écran la végétation des paysages traversés (prairie, bois et rivière) mentionnés dans le texte de Lobel mais non illustrés. Ces ajouts peuvent aussi concerner la temporalité comme avec une séquence d’animation musicale qui condense les « quatre jours » d’attente d’une lettre, que Ranelot a écrit à Bufolet. Cette parenthèse animée joue sur l’alternance des jours et des nuits, montrant comment les deux amis occupent ce temps -ensemble- avec leurs activités préférées. Au-delà de la référence au temps et à l’espace, les scènes contemplatives que permet l’animation en dessin animé, communiquent parfois ce qui constitue l’essentiel du sens de ces histoires, laissant percevoir au spectateur la relation des deux amis et l’harmonie de leur vie au cœur de la nature.

Image de la série, illustration de l’interview en ligne CBR.

Ranelot et Bufolet : les nouvelles d’Arnold Lobel adaptées en série d’animation (2)

2 Que reste-t-il de la saveur et de la profondeur des histoires ?

Le succès intergénérationnel de ces nouvelles d’Arnold Lobel repose sur son duo de personnages et leur monde rassurant, la drôlerie de leurs aventures et les valeurs portées par ces brefs récits. Ces caractéristiques fictionnelles peuvent à elles seules justifier l’intérêt d’une nouvelle adaptation transmédiatique contemporaine.  Cependant les choix de « transécriture » pour cette série de plateforme altèrent plusieurs dimensions essentielles de l’œuvre de Lobel.

Illustration hors-texte, Les quatre saisons de Ranelot et Bufolet, 1976.

2.1 Un système construit sur le duo

Les Ranelot et Bufolet du dessin animé sont globalement fidèles à leurs originaux, ils sont tous deux gourmands, sensibles et rêveurs mais c’est sur leurs différences qu’insistent les épisodes. En effet, le crapaud est plutôt colérique, assez craintif et casanier, alors que la grenouille est plus raisonnable, protectrice et pragmatique. Selon les propres mots de Lobel, Ranelot et Bufolet sont des substituts enfantins qui concernent autant les adultes que les enfants (Third Book of junior authors, (1972), l’auteur disait qu’il reconnaissait chez lui autant de l’un que de l’autre. Pour son adaptation, le dessin animé développe des passages qui accentuent les traits de caractère des deux amis ce qui fait souvent ressembler leur relation à un duo adulte-enfant. Que ce soit dans les nouvelles originales ou les épisodes de la série, les histoires célèbrent la force indéfectible du lien entre Ranelot et Bufolet.

Être deux

Il est important de souligner que la série de 2023-24 est apparue avec un contexte de réception qui a évolué depuis les années 70. Le duo de personnages rencontre depuis quelques années un écho auprès du mouvement LGBTQ+ sachant que Arnold Lobel avait annoncé son homosexualité au milieu des années 70. En 2016, sa fille explique dans un article du New Yorker que « Frog & Toad sont du même sexe, et ils s’aiment […] ce qui était tout à fait en avance sur son temps sur ce point ». Mais d’une façon moins tranchée, Adam Lobel pense « que l’amitié, plus que la romance, est l’essence même de Frog et Toad. » (ZACCHARY, 2023). Quoiqu’il en soit, la solidité de leur relation est confirmée par chaque aventure, même quand il leur arrive d’être séparés. Le lien entre les deux amis s’exprime par la protection de Bufolet par Ranelot, la dépendance du premier par rapport au second, mais également par l’entraide mutuelle et la réciprocité des dons. La série de nouvelles communique le « bonheur d’être au monde » affirmait F Ballanger en 2000 dans son article sur Lobel de La revue des livres pour enfants, et elle transmet aussi, notamment grâce aux nombreuses illustrations qui les montrent en duo, le bonheur d’être ensemble.  Si leurs activités et plaisirs renvoient à l’enfance comme avec le cerf-volant, la baignade, les glaces ou les biscuits, les situations montrent surtout le plaisir de les pratiquer à deux et l’importance de la relation partagée : sur ce point essentiel la chanson du générique de la série TV met en évidence ce que les illustrations présentent fréquemment.

Visuel, espace promotionnel Apple TV

Thème musical de la série Apple TV : https://www.youtube.com/watch?v=4NKiPmMEyLI

L’ensemble des nouvelles peut aussi être compris comme une variation d’histoires qui font la démonstration de la force du lien quelles que soient les péripéties. De nombreux exemples comme « La lettre », « La surprise » ou « Seul » sont entièrement construites sur la manifestation -ou la preuve- de la relation entre les amis. Dans « Seul » la dernière nouvelle des quatre recueils, Bufolet cherche partout son ami Ranelot ne comprend pas qu’il veuille être seul et va jusqu’à douter de son amitié. Quand il le retrouve enfin isolé sur un îlot, Ranelot lui explique « Je me suis senti heureux d’être ce que je suis et je me suis senti heureux de t’avoir pour ami. Je désirais être seul pour penser combien tout cela est merveilleux ! […] et maintenant, je suis heureux de ne pas être seul ! Déjeunons ! ».

Arnold Lobel prend manifestement plaisir à illustrer cette harmonie entre les deux amis avec des illustrations qui sont construites pour montrer leur vie paisible. De son côté, G Shannon analyse Ranelot et Bufolet en lien avec le genre pastoral, illustrés par certains récits mythologiques ou un roman comme Paul et Virginie (Bernardin de Saint-Pierre, J-H., 1788). Dans ce monde enclos, et niché au cœur d’une nature généreuse habitée par des animaux, Ranelot et Bufolet, comme les héros des œuvres pastorales, entretiennent des relations harmonieuses protégées par leur vie tranquille dans une félicité heureuse. 

Mais l’univers créé autour et pour Ranelot et Bufolet dans les histoires originales se voit sensiblement modifié par la série animée qui ne les présente plus isolés comme dans un Eden, mais habitant aux abords d’un village avec une communauté de voisins. Il s’agit d’un des nombreux écarts qui ont des incidences sur la narration, et le sens.

Une communauté de villageois autour de la paire d’amis

Le réalisateur de la série Apple TV a choisi d’élargir le système de personnages des nouvelles en donnant une grande importance aux voisins des deux grenouilles : les quelques animaux vivants dans la nature environnante des livres sont multipliés pour former une communauté villageoise dont les habitants sont retrouvés d’épisodes en épisodes. Dans les livres, plusieurs animaux, qui apparaissent dans les histoires au gré de rencontres, jouent un rôle accessoire ou restent observateurs muets mais le dessin animé les anthropomorphise et accentue leur fonction dans la communauté : le glacier, le postier, etc. Ces nouveaux personnages sont non seulement témoins des activités de Ranelot et Bufolet, mais ils participent à la résolution des péripéties, partageant aussi des spectacles et fêtes. Contrairement à Lobel qui ne nomme pas ces personnages secondaires et les représente sous une forme naturelle, les animaux des épisodes sont vêtus, se tiennent souvent debout, ont une personnalité marquée et parfois un nom. Chez Lobel, ils appartiennent à l’environnement champêtre qui protège les amis et leur fonction narrative se limite à structurer le récit grâce à leur rencontre. Leur nombre accru dans les épisodes de la série TV allonge le récit qui est souvent alourdi par les interventions des nombreux voisins. comme « Le cerf-volant où tous les animaux interviennent pour aider Bufolet à tenir son cerf-volant alors que le récit original le plaçait en situation de relever seul le défi grâce aux encouragement de Ranelot.

De nombreux autres exemples pourraient être mentionnés dans lesquels les personnages additionnels détournent l’enjeu de l’histoire. Dans « La lettre », Ranelot écrit un courrier surprise à Bufolet qui n’en a jamais reçu. L’épisode ajoute une série d’animaux sur le chemin de la grenouille pour répéter un dialogue au sujet de cette lettre. Et l’escargot seul animal de passage dans la nouvelle, à qui Ranelot confie son message pour Bufolet , se voit présenté en facteur dans un bureau de poste du village. Non seulement, cette présentation dégonfle le choix hasardeux du messager mais cela explique qu’il transporte tout le courrier des habitants du village. Le sens de l’histoire se voit donc sérieusement altéré ; la première lettre reçue par Bufolet n’est plus unique et le geste d’amitié de Ranelot se trouve banalisé. Même si la trame globale de la nouvelle est respectée, ses changements du système de personnages diluent la relation d’amitié et par conséquent le sens principal de cette nouvelles de Lobel .

2.2 Des modifications qui altèrent l’esprit des nouvelles

Dans le dessin animé, l’ajout de passages répétitifs ou la transformation des fins altèrent également l’esprit facétieux qui constitue le cœur des livres. En fait les histoires créées par Lobel installent un jeu de connivence, d’empathie et de surprise pour engager le jeune lecteur sur le plan interprétatif : le lecteur est invité à s’amuser des situations absurdes, à constater comment les personnages se piègent ou se ridiculisent et à réfléchir à partir de la résolution de leurs problèmes.

L’absurde dégonflé par l’adaptation

Ranelot et Bufolet se voient pris dans des situations qui amusent parce que les deux amis réagissent très différemment, le crapaud Bufolet étant de loin le moins rationnel et le moins logique des deux.  Adam Lobel rappelle que son père « adorait les duos comiques comme Laurel et Hardy». G. Shannon remarque que Lobel « fonde son humour sur la reconnaissance des comportements plutôt que sur les gags et les blagues. » L’auteur a confié dans un entretien l’influence d’Edward Lear sur ses livres pour le nonsense : dans les situations où intervient l’absurde, la logique du réel est bousculée et ce ressort narratif réjouissait Lobel comme il l’a montré dans de nombreux autres albums (Hulul ou Ming Lo déplace la montagne). Les lecteurs jubilent face à l’absurde des réactions, aboutissement de raisonnements illogiques et contraires au « bon sens ». Mais quand les épisodes de la série transforment les scènes, réorganisent les liens de causalité ou effacent les rebonds des chutes, l’effet humoristique se voit effacé. Par exemple, dans « Les biscuits », la situation construit un absurde en crescendo parce que Ranelot et Bufolet mettent en œuvre différents stratagèmes pour ne pas manger tous leurs gâteaux et les conserver pour plus tard sans être tentés, raison pour laquelle il les cache. Dans l’histoire originale, un groupe de rouges-gorges apparait en dernière page et participe à la résolution du problème en mangeant les biscuits mais l’épisode du dessin animé qui correspond les fait apparaitre dès le début pour exprimer à plusieurs reprises leur envie de gâteaux. Cette interférence casse la logique absurde qui anime les deux amis car la présence intéressée des oiseaux justifie la recherche d’une cachette. Cette écart avec la nouvelle originale dégonfle aussi la surprise de la chute quand Ranelot offre le reste des biscuits aux oiseaux pour résister à l’envie de les manger.

Dans « La baignade », le comportement illogique de Bufolet amène à une situation absurde : il veut porter un maillot de bain qu’il ne veut pas que les autres voient alors qu’il est plutôt admis qu’on cherche à cacher sa nudité. Il demande à Ranelot, qui se baigne sans maillot, de fermer les yeux pour entrer dans l’eau puis de chasser tous les animaux qui passent. Le ridicule de la situation nait de l’emboitement de plusieurs paramètres  mais le film animé, détourne le sens la nouvelle quand, au final, tous les animaux portent un maillot de bain comme lui. Cela pourrait être considéré comme un contresens car « chez Lobel, les personnages ne sont pas ridicules ni drôles mais leurs actions le sont »(SHANNON) et sous une apparente simplicité ils prêtent à sourire autant qu’à réfléchir.

Une sollicitation de la réflexion

Dans les nombreux petits contes dont il est auteur, comme dans son recueil de Fables (1980) pour lequel il reçut la médaille Caldecott en 1988, Arnold Lobel approche les questions humaines de façon légère et esquisse une morale laissée à la réflexion du lecteur. Comme avec l’équilibre subtil du système humoristique, la stratégie de transmission des valeurs se voit alourdie par les écarts entre les histoires originales et les épisodes du transmedia. Alors que Lobel invite à la coopération interprétative par des situations absurdes, des ellipses et des surprises, les modifications de l’adaptation en dessin animé en atténuent l’efficacité concernant le message sous-jacent. Sur ce dernier point, les recueils de Ranelot et Bufolet ont été mentionnés dès les années 80 par Gareth Matthews dans ses ouvrages sur la philosophie et les enfants et G. Shannon explique qu’ « en fondant son travail sur les travers humains, Lobel a pu ainsi révéler beaucoup de choses sur l’unicité de la condition humaine sans tomber dans le didactisme. Il décrit la spirale du raisonnement construite dans les nouvelles originales pour une implication cognitive des lecteurs :

« Créant pour le lecteur une expérience dialectique littéraire, les histoires de Lobel ont la distance d’une fable. Le lecteur passe de la perfection autoproclamée (thèse) à un comportement absurde par procuration (antithèse), auquel le lecteur répond qu’il n’irait jamais aussi loin, puis revient à mi-chemin (synthèse) pour reconnaître le cœur de ce comportement en lui-même et célébrer son humanité, avec toutes ses imperfections. »(p.99)

Les histoires de Ranelot et Bufolet interrogent l’adaptation des héros aux situations qu’ils rencontrent, ou provoquent, plus qu’elles ne disent quoi en penser. Mais un certain nombre d’épisodes en dessin animé insistent sur les dimensions morales, là où Lobel avait adopté une approche graduée et suggestive en jouant sur l’implicite. Parmi les vingt nouvelles adaptées, seule « La liste » échappe à une altération du sens de l’histoire, démontrant que le jeu littéraire de Lobel est parfaitement adaptable dans ce format. Cette nouvelle se construit sur une mise en abyme de l’enchainement absurde dans lequel peuvent s’enfermer les personnages. La liste que rédige Bufolet doit l’aider à prévoir sa journée mais aboutit à la contrainte de ne réaliser que ce qui est écrit, jusqu’à ne plus savoir quoi faire quand le vent l’emporte. L’épisode Apple TV restitue le récit sans que les quelques ajouts en longueur n’en altèrent le sens ni la saveur. Cet exemple révèle qu’il était possible aux réalisateurs de trouver des procédés qui ne rompent pas avec l’esprit facétieux et ambitieux de l’auteur.

Mais les épisodes adaptés des nouvelles font souvent disparaitre le subtil mécanisme créé par Arnold Lobel. En effet, pour mettre le lecteur sur la voie du sens sous-jacent, l’auteur fait souvent énoncer une pensée conclusive à Ranelot, le plus « sage » des deux batraciens. À partir de cette invitation à réfléchir, le lecteur peut prendre de la distance avec la chute de l’histoire. À la fin de la nouvelle « Les biscuits » Bufolet déplore de ne plus avoir de gâteaux et Ranelot répond pour le consoler : « Mais nous avons des réserves, de grandes réserves de volonté. » Le lecteur pourra relativiser cette déclaration parce que Ranelot s’est débarrassé du problème pour ne plus être mis à l’épreuve et que son ami crapaud s’empresse de retourner chez lui faire un autre gâteau. Alors que la notion de volonté, avec ses limites, est proposée à la réflexion du lecteur par le récit de Lobel, le dessin animé annonce dès le début de l’épisode l’objectif de la situation :

  • : La volonté c’est résister à l’envie de quelque chose que tu as vraiment envie de faire.
  • B : Ohhh tu veux dire comme essayer de ne pas manger tous les biscuits ?  Je vois, c’est vraiment important d’avoir de la volonté !

Ainsi, les adaptateurs balisent avec insistance leur film grâce à la répétition de la valeur à conquérir dans l’histoire, procédé repris également dans « Dragons et géants » avec la quête du « courage » ou dans « Le cerf-volant » pour gagner en « confiance ».

Les scénarios de la série Apple TV transforment donc la manière de raconter les histoires de Ranelot et Bufolet, et souvent très sensiblement leur sens. Ces écarts ne doivent pas être attribués uniquement aux spécificités du media de dessin animé ni au contraintes du format de la série. Quand les épisodes adaptés concluent les histoires différemment ou formulent explicitement ce que Arnold Lobel suggère dans son texte et ses images, il parait évident que la transmédiation pose la question du changement de destinataire.


Ranelot et Bufolet : les nouvelles d’Arnold Lobel adaptées en série d’animation (3)

3 Un public élargi vers les plus jeunes

Les quatre recueils Ranelot et Bufolet ont été conçus pour une collection de premières lectures mais la série de Apple TV est annoncée sur la plateforme en ligne pour un public d’enfants et famille. La production de cette série élargit la cible initiale des recueils de nouvelles qui s’adressaient en premier lieu aux lecteurs débutants à partir de 6 ans.  Quelles modifications manifestent ce changement de public ?

Des récits de premières lectures

Les histoires originales ont été créées pour un âge ciblé et la forme choisie par Lobel est essentiellement déterminée par les contraintes des collections I Can read picture Book configurée par l’éditeur Harper & Row et reprises en bonne partie par L’école des loisirs en France.  Le texte est écrit dans un souci de clarté et de simplicité tant sur les plans syntaxique que lexical. Les récits sont adaptés aux débutants lecteurs avec peu d’adjectifs et d’adverbes, s’appuyant sur la liste Dolch, liste de fréquence lexicale de mots anglais qui fait référence aux USA au moment de la parution des ouvrages de Lobel (1936, actualisée en 1948 : https://dolchword.net/dolch-word-list/). Les français lisent les nouvelles traduites donc l’analyse mériterait une vérification sur ces objectifs lexicaux car la traduction de quelques termes et des titres révèlent une certaine liberté des éditeurs.

Pour s’adapter aux débutants lecteurs, les récits mettent en scène peu de personnages et peu de lieux différents, ils sont brefs et linéaires, caractérisés par la répétition de structures et une recherche rythmique, ce qui convient particulièrement bien à l’auteur de comptines et fables. La construction rythmée des textes est travaillée pour être lus à voix haute, à partir de phrases simples et une importante redondance. Les passages narratifs sont limités et les dialogues clairement attribués. Enfin les choix de mise en page visent la plus grande lisibilité avec des caractères et interlignes agrandis.  Chaque double page, accueille une illustration dont la relation au texte est coopérative, c’est-à-dire qu’elle confirme ce que dit le texte.

Arnold Lobel qui a créé plusieurs titres dans cette collection, s’est approprié avec bonheur les contraintes imposées par la collection : « J’ai une liberté totale, et le seul harnais est que je suis conscient, en travaillant, que je fais un livre de lecture ». L’adresse aux premiers lecteurs se voit aussi confirmée par les choix thématiques avec des récits qui mettent souvent en scène la lecture et l’écriture (« La lettre », « La liste », « Dragons et géants », etc.) ou des images hors texte qui montrent Ranelot et Bufolet en train de lire.

Le savoir-faire de Lobel pour ses récits pour « early readers » est loué par G. Shannon car il avait su transformer « ce qui semblait être moins en plus. ».  L’auteur-illustrateur a trouvé dans les contraintes des premières lectures un cadre idéal pour une écriture subtile dont l’économie laisse des espaces pour une coopération du lecteur comme nous l’avons vu. Mais l’élargissement du public destinataire par la série Apple TV + se manifeste par un certain nombre de modifications. Si quelques rares clin d’œil semblent s’adresser aux plus grands comme dans « La Lettre » avec la mention de flyers publicitaires et autres courriers indésirables, la plupart des modifications de la transmédiation en sérieTV concerne le très jeune public.

Une compréhension assistée pour les plus jeunes

Les écarts dus à la transécriture des nouvelles de Ranelot et Bufolet tendent à apporter de nombreux éléments pour une compréhension des plus jeunes spectateurs. Doit-on associer ce geste transmédiatique au besoin de baliser le sens face à la rapidité du flux cinématographique ? En effet, la prise d’informations d’un récit filmique peut s’avérer difficile. La lecture d’un adulte, ou livre en main, permet des ralentissements, des temps d’observation d’images voire des retours en arrière. Il est évident aujourd’hui que les pratiques culturelles de visionnage de séries TV, même familières, n’impliquent pas le public de la même façon sur le plan cognitif que la lecture de livres (TISSERON, Serge. (2018). 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir, Eres). Ceci dit, l’élargissement du public des histoires d’Arnold Lobel annoncé par Apple Tv, se voit surtout confirmée par les choix d’adaptation qui simplifient le message sur de nombreux plans.

L’épisode « Le bouton perdu », peut donner un exemple des types de modification mises en œuvre pour adresser les histoires à de jeunes enfants. Si la trame globale de l’histoire est respectée par l’épisode de dessin animé, le récit est allongé et transformé pour insister sur les dimensions psychologiques, les structures répétées, la verbalisation du problème à résoudre et des effets de la résolution.

Dans l’épisode de la série, la structure répétitive qui constitue le cœur de cette histoire se voit augmentée, en multipliant la scène de comparaison des boutons entre les animaux et Bufolet, donnant l’occasion de répéter les caractéristiques de l’objet. La description du bouton perdu est aussi présentée dans une affiche de recherche. Au cours d’une séquence additionnelle de plusieurs minutes, muette mais musicale, une dizaine d’animaux défilent avec des boutons de toutes tailles, formes et couleurs qui rempliront au final la poche de Bufolet. Pour insister encore, les boutons proposés à Bufolet par les différents protagonistes font l’objet de gros plans pour mettre en évidence visuellement leur différence avec le bouton, rond et blanc, recherché. Ces scènes semblent imiter les exercices de discrimination de formes et couleurs proposés en classe de maternelle.

La scène d’ouverture est également allongée avec des dialogues qui montrent la mauvaise humeur de Bufolet et la jovialité de Ranelot qui profite bien de leur promenade. Comme dans d’autres épisodes, la différence de personnalité entre les deux amis est rappelée avec insitance au jeune spectateur dès le début afin de mieux saisir ensuite les différentes réactions aux péripéties traversées. Toujours dans le même but, les fins se voient souvent modifiées par rapport aux nouvelles originales en récapitulant les faits, expliquant l’enchainement des actions jusqu’à la résolution et verbalisant les émotions.

Par l’ajout de prologues, de passages explicatifs et de développements divers au service du sens, le récit filmique semble vouloir garantir le sens des histoires et ainsi offrir un guidage aux jeunes spectateurs. Mais parmi ces insistances, certains ajouts remplissent des creux aménagés dans le texte à dessein par Arnold Lobel. Car la sobriété de ses récits en texte et images démontre une grande confiance dans la capacité des lecteurs à entrer en empathie avec les personnages et à inférer ou interpréter sur ce qui n’est pas donné explicitement. Cependant, la série d’épisodes s’attache quasi systématiquement à alléger l’inférence et à combler les sous-entendus.

Disparition des sous-entendus et des implicites

L’art de Lobel peut être considéré comme un art de l’implicite. En effet « Ce qui n’est pas dit mais ce qui est amené à être pensé » ( KERBRAT-ORECCHIONI, C.) est traité avec finesse, ce qui constitue un des plaisirs de ses récits, entre le récit et les paroles avec bien évidemment un rôle de l’image grâce aux expressions des personnages. Dans les nouvelles, la manifestation de la forte amitié entre Ranelot et Bufolet est assez pudique et se dit avec peu de mots, l’essentiel des sentiments restant dans le non-dit mais dans les épisodes adaptés en série, la verbalisation des actions et la redondance explicitent presque systématiquement les intentions et les enjeux.

Dans « La lettre» (voir la page ci-dessus), le texte ne dit pas ce que pense Ranelot quand il « court chez lui, trouve un crayon et une feuille de papier sur laquelle il écrit ». Le lecteur voit le destinataire sur l’enveloppe mais le texte ne dit rien sur cette lettre. Le lecteur qui a lu aux pages précédentes que Bufolet était triste de n’avoir jamais recevoir aucun courrier en début d’histoire, peut lui-même déduire que Ranelot veut lui faire une surprise. Dans une logique inverse, le scenario de l’épisode qui correspond, insère des explications à toute occasion en faisant entendre la pensée de Ranelot qui annonce en début de scène « J’ai une idée ! » avant de quitter rapidement Bufolet. Puis arrivé chez lui, le scenario lui fait verbaliser chaque intention ou action : « Je vais écrire à Bufolet » « hum c’est plus difficile que je le pensais, la toute première lettre de Bufolet doit être parfaite ! ». Une fois la lettre écrite il dit : « Elle est parfaite, Mon vieux Bufolet, tu vas recevoir une lettre ! »  Et sur le chemin pour la poster, il croise des animaux et leur explique à chacun qu’il va poster une lettre pour Bufolet « car il n’a jamais reçu de lettre ». Et chaque animal répond en précisant à quel point il aime recevoir une lettre et que Bufolet aimerait cela. Que nous sommes loin de la subtilité de Lobel !

Quand les pensées sont verbalisées, la capacité des spectateurs à inférer ce que les personnages ont en tête n’est pas envisagée alors que la littérature de jeunesse s’adressant aux enfants à partir de quatre ans s’appuie sur leur capacité à le faire, ce qu’on appelle la théorie de l’esprit. Mais les personnages du dessin animé s’adressent au spectateur et indiquent qu’ils ont une idée, qu’ils vont faire et dire toutes sortes de choses, rappelant également les raisons de leurs actions de façon répétée. Dans les épisodes de la série, il reste peu de place pour une pensée du spectateur sur les possibles du récit, les informations données et les invitations à interpréter alors que Lobel laisse le raisonnement et les explications dans le non-dit.  De la même façon, la fréquente modification des fins des histoires marque une différence importante avec les chutes des nouvelles, qui laissent le lecteur face avec une pensée à poursuivre ou une conclusion à élaborer.

À la fin de nombreux épisodes, les chutes imaginées par Arnold Lobel sont écrasées par des épilogues explicatifs comme dans « Les glaces » quand Ranelot explique à Bufolet pourquoi les animaux ont fui quand il était recouvert de glace alors que les images animées le font comprendre explicitement.

Et parfois les fins sont complétées par des scènes qui en changent le message. C’est le cas avec le récit « La baignade » pour lequel la fin de l’épisode ajoute non seulement une explication à la vexation du crapaud mais déplace le sens avec une scène où les animaux se costument comme Bufolet pour atténuer son ridicule et réparer leurs moqueries. Derrière cette fin alternative, se cache probablement une intention moralisatrice et politiquement correcte, alors que la situation absurde créée par Lobel autour de ce crapaud en maillot de bain vintage était efficace, humoristiquement et narrativement : la situation générait un véritable questionnement du côté du lecteur sur la pudeur du personnage et sa conscience du ridicule.

Les exemples pourraient se multiplier pour montrer le ciblage par la série AppleTV d’un public de très jeunes enfants et comment cette explicitation systématique écrase une bonne part de l’intérêt des histoires. La majorité des choix qui veulent adresser l’univers de Ranelot et Bufolet à de très jeunes enfants détournent le sens voulu par l’auteur et interrogent sur l’intérêt de la série Apple TV pour toute la famille. Car initialement, sous leur apparente simplicité, ces livres de Lobel régalaient les débutants lecteurs comme les adultes qui les accompagnaient dans leur lecture. Le jeu des ellipses et les implicites parfois très subtils qui donnent tant de saveurs aux chutes des nouvelles amènent une complexité qui laisse penser à une véritable double adresse comme le critique Pierre Encrevé le relevait : « Pour rendre justice à l’œuvre d’Arnold Lobel, il faudrait se débarrasser du concept « livre-pour-enfant » (Revue des livres n°95 mars 1984).

Au final, les spécificités de ce corpus transmédia autour de Ranelot et Bufolet permettent de revenir sur les enjeux portés par les quatre recueils originaux. Comme la série Apple TV réactualise ces histoires très connues dans le monde anglo-saxon, espérons que les médiateurs s’intéressent aux nouvelles d’Arnold Lobel grâce à leur transmédiation et les donnent à lire pour en savourer le texte et les illustrations originales. Sans quoi, il faut craindre que ce nouveau media avec ses qualités propres « ne contribue pas plus à construire une référence commune qu’une culture commune » pour reprendre les termes de Isabelle Nières concernant les adaptations.

Bibliographie

Corpus transmedia :

LOBEL, Arnold. (1971). Ranelot et Bufolet. L’école des loisirs. (New-York : Harper & Row, 1971)

LOBEL, Arnold. (1972). Une paire d’amis. L’école des loisirs. (New-York : Harper & Row, 1972)

LOBEL, Arnold. (1976).  Les quatre saisons de Ranelot et Bufolet. L’école des loisirs. (New-York : Harper & Row, 1976)

LOBEL, Arnold. (1980). Cinq nouvelles histoires de Ranelot et Bufolet, L’école des loisirs, (New-York : Harper & Row, 1979)

Hoegee, Rob, (réal.). (2023-2024). Ranelot et Bufolet. USA, Apple TV. (33 épisodes, 2 saisons).

Matthew, J Clarke. (1985). Frog ans Toad are friends. Churchill films. (18mn). https://vimeo.com/486617264

 Matthew, J Clarke. (1987). Frog and Toad together. Churchill films. (18mn).

Références :

Le Français aujourd’hui N°218, « L’implicite et ses lectures », Armand Colin, 2022.

BALLANGER, Françoise. (2000). « Les grandes petites histoires d’Arnold Lobel ». Revue des livres pour enfants 193-194. pp 71-79.

BELHADJIN, A. BISHOP, M-F.(2022). Le Français aujourd’hui N°218 : « L’implicite, une notion utile pour la lecture scolaire ?».Armand Colin. pp.5-14.

GAUDREAULT, André. GROENSTEEN, Thierry (dir.). (1998). La Transécriture. Pour une théorie de l’adaptation. Littérature, cinéma, bande dessinée, théâtre, clip. Colloque de Cerisy. Québec : Nota bene / Angoulême, Centre national de la bande dessinée et de l’image.

KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine. (1998). L’implicite, Armand Colin.

LETOURNEUX, Matthieu. (2009). La littérature de jeunesse en question(s) : « Littérature de jeunesse et culture médiatique », Nathalie Prince (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes.

MARSHALL, James. (1988). The Horn Book: “Arnold Lobel–Obituary.”. https://www.hbook.com/?detailStory=arnold-lobel

NIERES, I. (2013). Dictionnaire du livre de jeunesse. « Adaptation ». Editions du Cercle de la librairie.

SHANNON, George. (1989). Arnold Lobel. Boston : Twayne Publishers.

VALMARY, Hélène. (2014). « Max et les Maximonstres ou comment commencer en racontant des bêtises », dans : Delphine Letort et Shannon Weels-Lassagne (dir.). (2014). L’adaptation cinématographique, Mare et Martin.

ZACCHARY, B. ( 17 juin 2023). Lobel A. & Lobel, A., « The Lobels on the Frog and Toad Movie That Never Happened and What Made Apple Ideal for the New Series. Entretien. Site CBR (Comic Book Resources) :   https://www.cbr.com/frog-toad-adrianne-adam-lobel-interview/


Plusieurs séries d’illustrations pour les albums de fiction du Père Castor : les aléas de l’image au gré de l’évolution éditoriale

À l’automne 2023, j’avais rendu visite aux Archives du Père Castor à Meuzac en Limousin pour préparer un article dans le dossier « Autour du Père Castor » paru dans la Revue Strenae n°24-2024 en octobre 2024.

Résumé de l’article ( texte intégral ici)

L’image participe pleinement au projet du Père Castor car Paul Faucher se souciait autant de la qualité des textes que de la dimension artistique des images, persuadé que les livres illustrés amènent les enfants à lire et les influencent sur l’orientation de leur sensibilité, leur goût et leur jugement. L’éditeur fut un des pionniers de l’album pour la jeunesse car il élabora des programmes éditoriaux pour que texte et image dialoguent dans des albums en ajustant les formats, la mise en page et les illustrations pour servir au mieux les récits. Paul Faucher a rassemblé des artistes qui ont participé à la création d’un fonds iconographique novateur : images et texte ont ainsi été associés dans le succès que les albums ont connu dès leur parution. La poursuite d’une ligne éditoriale à la hauteur du fonds d’albums du Père Castor s’avère un défi pour les successeurs de Paul Faucher depuis les années soixante-dix. Aujourd’hui, parmi la petite sélection de titres réédités par Flammarion jeunesse, certains paraissent en édition restaurée mais sont aussi proposés avec plusieurs illustrations. Cela interroge la transmission iconographique du fonds Père Castor mais aussi la continuité du projet éditorial, car une nouvelle illustration peut conduire à une lecture modifiée du récit. Cependant, certaines réillustrations ont été voulues par Paul Faucher, d’autres par son fils François Faucher qui créa de nouvelles collections. L’article s’interroge sur le destin d’images qui ont été lues par des générations, qui apparaissent et disparaissent, au titre d’une modernisation de l’iconographie ou du perfectionnement des supports de lecture des enfants. Deux histoires publiées par Paul Faucher et illustrées plusieurs fois, La Vache Orange de Nathan Hale et Marlaguette de Marie Colmont, donnent l’occasion de s’arrêter sur le contexte des ré-illustrations et sur l’évolution des images pendant les 90 ans d’édition du Père Castor.

Pendant les heures d’exploration des archives de Meuzac, j’ai pu accéder à des sources très intéressantes pour l’article qui était en cours de préparation, travaux préparatoires d’albums et correspondance entre l’éditeur et les illustrateurs, mais la richesse des documents conservés a laissé entrevoir de nombreux autres sujets à explorer. Anaïs Charles, en charge des archives qui accueille et met à disposition les documents pour les chercheurs, a écrit dans le numéro 24 une Présentation des archives du Père Castor — Maison du Père Castor à Meuzac qui laisse apparaitre les différentes facettes de ce fonds.

La maison du Père Castor qui héberge les archives, est aussi une médiathèque publique sous la responsabilité de Roxane Sterckeman, si elle contient un fonds de lecture publique habituel, elle anime des ateliers et exposition en lien avec les archives pour les enfants des alentours. Dans tous les cas, il s’agit d’un lieu très agréable à découvrir qu’on ait un projet de recherche ou non.

Des albums pour alimenter un peu la rêverie d’hiver, quand la neige manque

Ces trois livres bien différents -album féérique, recueil poétique et récit du quotidien- accordent une place centrale à la transformation merveilleuse de l’environnement familier par le froid et la neige, symbole d’une rêverie de la saison hivernale dont la matière invite à des jeux spécifiques.

Dans l’album d’Elsa Beskow, la saison des neiges est sous la protection de Oncle Givre et Roi Hiver qui laissent place en mars aux figures féminines du printemps.

Oncle Givre « un vieil homme tout blanc de la tête aux pieds » qui fait « briller si joliment toutes les choses ».

Le Roi Hiver « assis gravement sur son trône de glace », qui a l’air sévère mais quand il sourit ses yeux brillent « comme des aurores boréales ».

Mais dans les contes traditionnels, ce sont des femmes qui régissent le froid et l’hiver. Même si leurs pays sont décrits comme merveilleux, ces dames terrifient car elles emportent et enferment les enfants. Dame Holle séquestre les fillettes pour qu’elles tiennent sa maison en secouant « soigneusement l’édredon pour en faire voler les plumes, parce qu’alors, il neige sur le monde » (Frères Grimm, 1812). La Reine des neiges d’Andersen, au manteau « tissé de neige », dont le baiser « plus pétrifiant que le gel » provoque l’oubli, emporte le jeune Kay jusqu’à son château glacé (H-C. Andersen, 1844).

À l’opposé, dans son recueil poétique, Carl Norac imagine une joyeuse Madame Hiver qui a choisi « la belle période des fêtes » (p.11) et qui se voit présentée comme une généreuse conteuse d’histoires (p.26). Mais l’auteur fait varier le genre de la saison qui devient homme quand l’hiver ne met pas « son blanc manteau » (p.24) et plus loin marche sans s’arrêter avec sa canne de glace pour que les fleurs ne poussent pas (p.88). Dans Olaf et le pays du Roi Hiver, la lutte entre l’hiver et le printemps apparait tôt dans le récit dès la couche de neige installée : Oncle Givre veille à ce que la neige ne soit pas balayée trop tôt par la femme de ménage du printemps qu’il chasse sévèrement.

La figure emblématique de l’hiver la plus partagée aujourd’hui s’avère être le bonhomme de neige dont la bienveillance fut merveilleusement servie par l’album de Raymond Briggs en 1978 : il en fait un compagnon de jeu, qui s’envole avec un enfant au Pôle nord avant de fondre. Dans Fait d’Hiver de Geneviève Casterman qui construit son bref récit autour des envie de jeux des enfants, c’est bien « un bonhomme de neige géant » que rêve de faire Arthur. Et pour sa part, Carl Norac s’amuse avec l’archétype du bonhomme de neige, faisant varier son genre, son caractère et sa fragilité (p.14 ci dessus).

La représentation des scènes d’hiver régale les illustrateurs car elle donne l’occasion d’un jeu graphique avec les blancs. Les vertus de déréalisation de la neige, dont Gilbert Durand étudie les images poétiques, sont ainsi célébrées par les aquarelles d’Elsa Beskow, les grisés du crayon léger et vif de Geneviève Casterman ou les aplats de couleurs de Gerda Dendooven. Cette dernière habille les personnages de neige, de rouge et de bleu, pour célébrer la saison des froids, des fourrures, manteaux et lainages.

L’espace est métamorphosé quand le paysage se revêt « d’un épais tapis blanc » , que le ciel est « d’un bleu étincelant »et que la neige scintille « comme des milliers de diamants ». Elsa Beskow dans Olaf au pays du Roi Hiver célèbre le temps rêvé quand la neige sert d’accès à des pays merveilleux. Quel que soit le récit, l’accès à une dimension onirique s’opère dès l’apparition du premier flocon mais l’émerveillement est toujours précédé d’une attente.

Qu’on soit en Suède au début du XXe ou au XXIe siècle , l’attente de la chute de neige reste un des motifs indispensables des scenarios. L’impatience est nourrie par le désir de paysages blancs, de froid qui rosit les joues, de boules de neige et de bonnets, de Grand Nord avec ses lapons et ours blancs, de forêts givrées et de glissades en luge. Carl Norac consacre un texte à « la neige qui ne tombe pas » et dans un autre à l’hiver qui « est toujours un peu en retard ».

Et l’attente de la neige occupe déjà l’incipit du récit suédois d’Elsa Beskow. Olaf a eu une paire de skis pour ses six ans et il a hâte de les essayer. « Or, cette année-là, l’hiver semblait ne pas venir.

« Un peu de neige tombait de temps en temps, mais ce n’était pas suffisant pour que la nature se couvre d’un grand manteau blanc. Olaf guettait, attendait la neige et se disait en son for intérieur :  L’hiver ne viendra pas cette année. Il vint pourtant.  Quelques semaines avant Noël la neige tomba en gros flocons silencieux. »

Dans le petit album de Geneviève Casterman, dès les premiers flocons les enfants de la bande à Lily se lancent dans les préparatifs d’une joyeuse sortie, rêvant déjà chacun à son plaisir de neige… Mais une fois l’expédition bien organisée, plus de flocon et une couche bien trop mince pour les aventures imaginées, donc retour des enfants au chaud. Comme l’album se clôt sur une chute de neige nocturne, le lecteur comprend que la déception sera de courte durée.

Le désir d’hiver blanc et l’attente des plaisirs de la glisse sont aussi évoqués par un texte de Carl Norac dont le narrateur imagine une descente imaginaire à domicile : « Les sports d’hiver c’est trop cher pour mes parents. Alors je skie à la maison. Je skie sans pentes» (p.20). Dans son recueil de prose poétique, l’auteur s’attache aux nombreux plaisirs intimes de l’hiver comme « la toute petite fumée » que fait la bouche et la moufle perdue qu’on retrouve habitée, comme dans le conte. Cet ouvrage dédié à une mythologie contemporaine -et humoristique- de l’hiver réhabilite aussi la saison des rhumes et grippes, des chutes sur le verglas, des orteils et nez gelés, associant ces « plaisirs » du froid à l’évocation de la lumière des bougies ou l’odeur des aiguilles de sapin. Mais l’album de 2020 n’oublie pas le réchauffement climatique qui fait tomber la banquise… sous le regard curieux de Monsieur Stupide.

Quand l’hiver a été trop fugitif, le rêve de neige peut être entretenu par les livres pour la jeunesse qui nous réjouissent de froid piquant, de givre, de flocons et de glissades… jusqu’à l’an prochain si la saison revient.

Voir aussi :

Les adaptations d’Ernest et Célestine ou comment détourner une création d’auteure

« En 2012, le film d’animation Ernest et Célestine a connu un succès public et critique, comme en témoigne sa nomination à de nombreux prix internationaux, dont le César 2013 du meilleur film d’animation. Cet exemple illustre la logique commerciale du crossmedia contemporain : un long métrage d’animation « d’après les albums de Gabrielle Vincent », suivi de nombreux produits dérivés pendant dix ans. Sachant que l’adaptation cinématographique ne permet jamais une logique de fidélité à la source, cet article se concentre sur les choix faits pour ce film d’animation de 2012 qui ne fait le récit d’aucun des livres de l’auteure. Alors que ce premier film a été annoncé par les adaptateurs comme un « hommage » à l’œuvre graphique de Gabrielle Vincent, il s’agit de mettre en évidence certaines contradictions de cette libre adaptation, en interrogeant les limites de la transposition d’une œuvre graphique et l’effacement des principales dimensions d’une création identifiée par sa sensibilité émotionnelle et esthétique. »

Image extraite du diaporama de mon intervention : C. Plu, « Des films adaptés à leurs novélisations en albums : que transmet-on d’Ernest et Célestine hors des albums de Gabrielle Vincent ? », Colloque Cinéma et littérature de jeunesse : quelles passerelles entres écrits et écrans ?, BnF, 15 novembre 2018.

Pour lire l’article c’est ici

Des courants d’air à haute puissance imaginaire, quand ce qui ne peut être vu emporte loin

« Le vent comme l’air est invisible. Pourtant on le sent.  Mais il n’est visible que par les effets qu’il produit sur les choses et les êtres. Ainsi, il façonne le paysage, l’anime, se joue des objets et des personnes, tout en se dérobant au regard. »

Le vent, cela qui ne peut être peint, Catalogue d’exposition, Muma, Le Havre, 2022.

Affiche alternative, Sirocco et le royaume des courants d’air, dossier de presse, 2023.

Le film d’animation Sirocco et le royaume des courants d’air offre au jeune public un récit qui réunit la puissance poétique de la dématérialisation, la dimension onirique du vol et la symbolique du souffle que Bachelard associait à la poétique du vent dans L’air et les songes, essai sur l’imagination du mouvement (1943). Le réalisateur et scénariste, Benoit Chieux, dont le savoir-faire en animation est identifié depuis L’enfant au grelot (1998), entraine les spectateurs dans une féérie grave et lumineuse qui actualise de façon originale l’imaginaire du vent et les rêveries de l’air. (Sirocco et le royaume des courants d’air, Benoit Chieux, film d’animation en couleur, 1H20, Coproduction France-Belgique, 2023 ; Prix du public, Festival d’Annecy, 2023).

Une bande annonce peut se voir ici

« Sirocco, c’est d’abord une série d’une trentaine de dessins sur le thème du vent. Très vite j’ai posé l’univers, dessiné les deux héroïnes, et le personnage de Selma. D’autres dessins sont venus ensuite, de façon intuitive : un moulin, un bestiaire, des nuages aux formes étranges, toujours en écho avec le vent, le souffle. Ce qui m’intéressait, c’était de suggérer cette « présence invisible » à l’écran, comme dans la scène où Sirocco disparait dans un tourbillon d’air. » Les Arts dessinés 25 (janv-mars 24), page 136.

Dans cet entretien, le réalisateur désigne l’influence des studios Ghibli et de Miyazaki pour la construction de son récit en animation et on comprend bien comment il utilise le mouvement pour rendre l’amplitude atmosphérique. Mais d’autres références visuelles sont liées à une esthétique des années 70-80, comme pour ses décors qui semblent rendre hommage au Push Pin studio avec ses aplats cernés et sa riche palette de couleurs. Au-delà de cet univers visuel dynamique et lumineux, il est intéressant de s’arrêter sur les dimensions symboliques du récit construit par les deux scénaristes, Benoit Chieux et Alain Gagnol qui ont créé une histoire portée par des mouvements d’envol, des chutes et des tourbillons.

L’animation du film est ainsi employée au service du vent à commencer par le personnage de Sirocco, le maitre des courants d’air et des tempêtes, personnifié dans une silhouette mystérieuse, masquée et flottante. Pour son costume comme pour de nombreux éléments du récit visuel, les mouvements de l’air sont rendus visibles grâce aux ondulations des textiles, les volants des manteaux ou robes flottent, les écharpes se courbent ou s’agitent comme le linge étendu qui claque sur les fils. Les objets de ce monde sont tous animés par le souffle, des manches à air, des dirigeables et ballons, des ailes de parapente et voiles multiples permettent aux personnages de circuler parfois en s’accrochant à des câbles tendus par la force du vent. Les paysages du royaume de Sirocco montrent un monde minéral soumis aux lois des tempêtes avec des montagnes de sable mouvant ou encore des villages de maisons empilées aux fenêtres ouvertes aux courants d’air. Logiquement, le ciel et les nuages ont la part belle avec des formes quasi-psychédéliques dont les configurations et couleurs évoquent les grades de force des vents, des plus paisibles aux plus destructeurs. Les espaces sont également animés de nuées d’êtres volants, des oiseaux bien évidemment et d’autres êtres d’invention avec hélices ou autres accessoires pour planer.  En cela, le récit correspond en tous points à ce que Gaston Bachelard identifie comme les motifs d’une imagination ascensionnelle, jusqu’à l’importance du bleu qui domine l’univers des vents, du ciel à la mer.

Et pour accompagner cette dimension référentielle à l’air, la bande-son apporte du sens grâce à la musique de Pablo Pico et à la voix de Célia Kameni (pour le chant de la cantatrice Selma) qui contribue fortement à une émotion entre sublime et tristesse.

Le dossier de presse du film confirme l’héritage du chef d’œuvre de Paul Grimault Le roi et l’oiseau dont Benoit Chieux dit vouloir rappeler la mélancolie mais le réalisateur en adopte aussi la profondeur symbolique. C’est notamment sur ce plan que la collaboration avec son co-scénariste Alain Gagnol a pu ajouter une dimension plus grave avec des émotions fortes comme l’explique l’auteur dans la revue Les Arts dessinés 25. Car les images littéraires et poétiques de la verticalité sont aussi associées à la chute et aux abîmes, sachant que le souffle de vie évoque aussi le dernier souffle de la mort.  En effet, s’il y a des envols et des ascensions, les personnages de ce récit animé sont essentiellement soumis à des aspirations vers le bas. La case « Ciel » de la marelle qui sert de porte vers le royaume de Sirocco, entraine une longue chute rappelant celle d’Alice dans le tunnel de Lewis Caroll. Et inversement en fin d’histoire, pour permettre aux deux exploratrices de retourner dans leur monde, Selma trace des cercles sur un plafond translucide qui va les aspirer vers le haut pour sortir du royaume des vents.

Cette inversion s’accentue avec d’autres motifs sombres car le pays des courants d’air ouvre des horizons vers le monde invisible qui est en-dessous, sous le monde terrestre du réel.  Dans l’histoire du film, le royaume de Sirocco résulte de la création d’une autrice de fiction : Carmen et Juliette, les deux héroïnes, sont entrainées dans l’univers des albums créés par Agnès qui les garde chez elle pour l’après-midi.  À cette occasion, les deux sœurs découvrent un pays étrange, beau mais effrayant, un monde de non-vie où Selma, la sœur décédée d’Agnès, réside. Ainsi cet univers chatoyant et mouvant comporte une dimension obscure qui laisse une place au deuil et au souvenir, en faisant exister les liens affectifs au-delà de la mort grâce à une pensée créatrice qui donne vie à l’inanimé. Notons que l’affiche commerciale avec son visuel très joyeux et clair n’annonce au public ni la complexité ni la gravité du film. Cela semble tromper quelques familles selon le gérant du cinéma qui rappelle que le film est conseillé pour les plus de six ans.

« Ce n’est pas seulement le vent en lui-même qui m’intéresse, c’est tout ce qu’il représente. Le vent, c’est l’air qui nous entoure, le souffle qui nous permet de parler, de chanter. C’est la condition même de la vie, la respiration. C’est enfin ce que l’on nomme « le saint esprit » dans la religion catholique et qui existe dans toutes les croyances. On retrouve cette idée dans l’une des scènes clé du film où Sirocco, sans la toucher, transmet à Selma, pour la ranimer, le souffle de la vie. » Benoit Chieux (dossier de presse du film)

D’autres éléments de ce récit pourraient être soulignés pour leur réussite et leur originalité comme les motivations véritables du personnage de Sirocco ou le rôle intéressant du petit « passeur », objet mécanique entre le jouet et l’anémomètre, qui une fois déréglé, produit un langage à très fort potentiel poétique.

Mais il faut surtout revenir sur le fait que ce film établit des liens avec la littérature, comme le suggère la localisation du passage qui prend place sur le sol d’une bibliothèque au milieu des piles d’ouvrages, pour plonger dans un monde de fiction. Le lien avec les univers littéraires s’avère évident car les motifs de l’air et du vent appartiennent à l’imaginaire collectif depuis des siècles. Le rôle du vent qui se fait intermédiaire entre des mondes parallèles se manifestait déjà dans l’Odyssée avec les vents d’Éole confiés à Ulysse. Et les fonctions dynamiques du vent apparaissent aussi dans les indispensables tempêtes des robinsonnades ou par la tornade magique qui emporte Dorothy vers le pays du magicien d’Oz de L. Franck Baum. L’association de l’envol et de l’air avec l’oubli et le deuil est majeure dans le Peter Pan de James M. Barrie ou L’Histoire sans fin de Michael Ende. Le psychisme de l’air et du vent nourrit ainsi de multiples récits imaginaires. Et parmi les albums pour la jeunesse qui peuvent faire écho au film en jouant sur des dimensions différentes de l’imaginaire des vents, je signale aussi pour les plus jeunes :

Cet album ancien non réédité propose une personnification d’un vent ambivalent et joueur qui ne mesure pas les dégâts faits sur son passage, il s’amuse de sa force et des sons qu’il produit, se réjouit de ce qu’il entraine avec lui, odeurs et objets… avant de se calmer un peu. Gerda donne forme au vent en colorant légèrement les courants d’air qui traversent les pages en créant un tourbillon avec les objets soulevés.

Un album classique dans lequel Claude Ponti consacre ses pages à une catastrophe : la force du vent croît et devient paroxystique, mais le refuge rassurant du cocon familial permet de l’affronter. L’illustrateur emploie la couleur et la lumière pour dramatiser la puissance des vents. Et les objets volent autour d’éléments statiques.

Anne Herbauts interroge l’invisibilité du vent et les sensations que chaque être entretient avec lui. Le petit géant de l’album enquête auprès de ceux qui sont soumis à son passage, car les animaux, arbres, linge, eau ne perçoivent pas tous le vent de la même façon : par l’odeur, le goût, la couleur, le son ou le toucher… Et au final, le livre invite à ressentir le vent grâce au mouvement des pages, prouvant ainsi que le rapport au vent est intime et intériorisé. S’il n’est jamais représenté, les surfaces et matière évoquent la sensation de vent qui les touche.

Il existe évidemment bien d’autres titres pour lesquels les histoires sont soulevées par un vent déclencheur de poésie et de rêve. C’est pourquoi il est réjouissant que ce nouveau film rappelle la richesse de cet élément poétique et invite les médiateurs à proposer aux jeunes lecteurs des œuvres qui nourrissent l’imaginaire du vent, de l’air et des songes.

« Ainsi se termine notre promenade dans le vent, cette force élémentaire, depuis toujours au cœur de l’expérience humaine, totalement mystérieuse durant des millénaires, puis peu a peu apprivoisée, sans que s’effacent sa force onirique, le sentiment de son lien avec l’origine du monde, avec le souffle de la Création,  sa façon de se faire messagère de l’oubli, et par son intense profondeur, prémonition de la mort. » Alain Corbin, La rafale et le Zéphyr, histoire des manières d’éprouver et de rêver le vent.

  • Le vent, cela qui ne peut être peint, Catalogue d’exposition, Muma, Le Havre, 2022.
  • « Benoit Chieux, un trait léger comme le vent », entretien avec Sophie Furlaud, Les Arts dessinés n° 25 (janvier-mars 2024), pp134-137.
  • Bachelard, G., L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement, Librairie José Corti, 1943, édition du livre de poche, biblio essais, 2004.
  • Corbin, A., La rafale et le Zéphyr, histoire des manières d’éprouver et de rêver le vent, Librairie Arthème Fayard-Pluriel, 2022.
  • Dossier de presse et autres ressources sur le site du film Sirocco et le royaume des courants d’air, Haut et Court, 2023 : https://www.hautetcourt.com/animation/sirocco-et-le-royaume-des-courants-dair/

Jean Perrot

un passeur de littérature que j’ai eu la chance de croiser en chemin


Hier j’étais aux obsèques de Jean Perrot à Eaubonne. Il est décédé le 19 décembre 2023, je l’ai appris par les réseaux sociaux à la veille de Noël et j’ai été saisie par le chagrin. Jean Perrot fut mon professeur et sa rencontre fut si importante pour ma vie personnelle et professionnelle que je souhaite revenir sur ce sentiment de deuil, en rappelant son rôle de médiateur de culture universitaire, de passeur au sens plein du terme. Je ne doute pas que nous soyons plusieurs à ressentir cela.


Comme les passeurs dont parlent les mythologistes ou ceux des récits pour la jeunesse dont Sandra Beckett a étudié la fonction symbolique notamment dans La quête spirituelle chez Henri Bosco, Jean Perrot s’est trouvé sur mon chemin pour « diriger mes pas, orienter ma quête ».

Planche de G. Lemoine pour L’enfant et la rivière de Henri Bosco, Gallimard, 1977.

Avec sa grande culture, son humanité et sa bienveillance, il a transmis des connaissances en convoquant de nombreux domaines intellectuels pour penser la littérature et la création pour la jeunesse. Ses interventions foisonnantes qui tissaient des liens lumineux entre les théories et les livres pour enfants, m’ont apporté beaucoup dès la première rencontre et m’ont ensuite donné les repères pour m’engager dans un travail littéraire et d’enseignement spécialisé en littérature. Grâce à ses analyses virtuoses et ses mises en relation érudites, il a éclairé la voie, donné envie de le suivre : les motifs étaient mis en lumière, les symboles étaient offerts par des associations fécondes, les œuvres littéraires pour la jeunesse révélaient leur profondeur. Et la simplicité de la discussion avec lui m’a non seulement donné confiance mais encouragée vers la reprise d’un parcours d’études, pour l’évolution de ma carrière dans l’éducation nationale vers la formation des enseignants et la recherche sur la littérature de jeunesse à l’université.

Pour préciser l’histoire de cette rencontre, il faut dire qu’avant de devenir mon professeur de littérature de jeunesse pendant plusieurs années, il fut un messager, du destin assurément…

1991 : Institutrice dans le Val d’Oise, je participais à un stage de formation continue qui me préparait à prendre en charge une Bibliothèque Centre Documentaire pour le grand groupe scolaire à fonctionnement particulier où j’enseignais. Au cours de ce long stage, riche en contenus pour la lecture et l’écriture, sous la houlette d’Annie Perrot et Maurice Müller, formateurs de lettres à l’IUFM, je me régalais de cette immersion dans les bibliographies et les lectures de littérature de jeunesse. Par chance, Annie Perrot y avait invité son mari Jean Perrot comme intervenant, un universitaire spécialiste de la littérature de jeunesse. À l’immédiate admiration, s’associe dans mon souvenir l’intense jubilation ressentie face à ses analyses. À cette occasion, et en marge des ateliers divers, il m’a encouragée à reprendre mes études en me donnant ses coordonnées pour rejoindre ses cours à Villetaneuse. Une voie s’est ouverte alors, il me montrait une direction. J’ai gardé précieusement le conseil et les coordonnées même si je me suis d’abord précipitée pour m’inscrire au CNED afin de devenir bibliothécaire spécialisée jeunesse. Il m’avait aussi invitée à assister au colloque de l’International research society for children’s literature qui se tenait à Paris et je l’y ai retrouvé aussi impressionnée par les spécialistes du monde entier que de son anglais fluide avec tous ces intervenants qui le connaissaient.

En quelques mois, la rencontre avec Jean Perrot m’avait non seulement signalé un chemin intellectuel et culturel réjouissant mais m’avait invité à l’emprunter à sa suite. Il devint alors un guide car les années suivantes il fut mon professeur à Paris 13 Villetaneuse.

1993-98 : Jean Perrot a facilité mon inscription en Licence de lettres modernes à Paris 13 à partir d’un jeu d’équivalences car le DEUG d’enseignement ne valait pas grand chose à la fac. Son département de Lettres Modernes offrait un emploi du temps favorable aux enseignants avec des cours en soirée et le mercredi. À partir de là, mon chemin d’initiation s’est nourri de ses cours sur la littérature de jeunesse, parmi les autres contenus passionnants de l’UFR, jusqu’au DEA.

Planche de G. Lemoine, L’enfant et la rivière, Henri Bosco, Gallimard, 1977.

Les théories sur la couleur et les formes, les références à l’histoire de l’art et la musique, les appuis multiples du structuralisme sur les mythes et l’imaginaire, la poétique de Bachelard, les ressources psychanalytiques et autres références multidisciplinaires sont croisées avec des livres dits pour la jeunesse et je repartais de Villetaneuse le soir avec des listes de lectures qui m’ont fait épuiser les rayons des bibliothèques. J’étais curieuse de toutes les ouvertures proposées pour l’interprétation et je me suis progressivement engagée sur les illustrations et leur relation au texte.  Son approche était ouverte, curieuse, décloisonnée : une mise en œuvre admirable de l’approche comparatiste. Je le suivais volontiers dans son analyse de l’esthétique post-moderne et j’adhérais évidemment à sa proposition de lecture critique sous la volute baroque. Jean Perrot m’a accompagnée et encouragée à chaque étape, pour mon mémoire de maitrise de lettres modernes sur Les déambulations initiatiques dans l’album de jeunesse puis dans mon sujet de DEA sur Les carnets d’illustrateurs de George Lemoine. Pour m’aider à préciser mon sujet fin 1995, nous nous étions retrouvés au Salon de Montreuil où il m’avait présentée à plusieurs artistes qui m’avaient ouvert leurs carnets, notamment Claude Lapointe, Jean Claverie et Georges Lemoine… Car avec Jean Perrot, la transmission ne s’arrêtait pas aux cours à l’université mais elle se prolongeait dans d’autres temps d’échanges, d’ateliers d’écriture, de lecture critique ou de réunions autour de la création de l’Institut Charles Perrault qui s’installait à l’Hôtel de Mézières à Eaubonne. Avec d’autres étudiants, j’ai assisté aux premières journées d’études et colloques où il invitait de nombreux chercheurs passionnants, collègues spécialistes français ou étrangers. Je suis intervenue pour l’Institut autour de mon sujet de maitrise et, après le DEA, il m’invita à prendre la parole dans la journée Histoire, mémoire et paysage : ce furent mes premières interventions publiques sur un sujet de recherche. Je n’ai malheureusement pas pu répondre à toutes ses invitations de collaboration, pour un guide de littérature de jeunesse ou des formations à l’IICP, car je manquais de temps avec mon métier de formatrice du premier degré. En 1998, il m’encouragea à poursuivre en doctorat tout en m’annonçant qu’il arrêtait son enseignement pour raisons de santé et qu’il ne dirigerait plus de thèse.

1999-2005 : La relation s’est un peu distendue, peut-être pensa-t-il avoir fini son travail avec moi car de son côté, il publia un très bel ouvrage sur les carnets d’illustrateurs. Pour ma part, je m’inscrivis en thèse à Rennes avec Isabelle Nières-Chevrel pour continuer vers le doctorat. À cette période, j’étais employée à l’IUFM pour la formation des professeurs des écoles en français et en littérature de jeunesse donc ses livres et articles restaient en bonne place dans mes bibliographies. En 2005, je le retrouvais comme membre de mon jury de thèse sur l’illustration de George Lemoine, il m’apporta encore une aide pour les dernières coquilles avant soutenance, et j’avoue aussi ma sincère gratitude face à son attentif rapport de lecture.


Ensuite, après 2005 nous nous croisions régulièrement autour de publications, de journées d’étude ou dans des évènements sur la littérature de jeunesse, expositions à Paris, à la galerie L’Art à la page ou à Margny lès Compiègne au Centre André François créé par Janine Kotwika. Quand il assistait aux colloques dans lesquels j’intervenais, ses remarques étaient toujours bienveillantes.  

Je suis heureuse d’avoir pu lui dire l’importance qu’il avait eu et le rôle que sa rencontre avait joué dans ma vie. Il m’avait regardé derrière ses grands verres de lunettes, sans doute pas vraiment surpris, mais apparemment, derrière son sourire, touché que je lui dise. Je dois remercier pour cela les tribulations de la ligne H du transilien car il nous arrivait de rentrer ensemble de Paris. Je me souviens qu’il m’avait raccompagnée en voiture un soir à St Leu quand le train décida de faire terminus à la gare d’Eaubonne. Et une des dernières fois où nous nous sommes vus, je l’ai raccompagné en voiture de la BNF vers notre Val d’Oise. À ces occasions, nous parlions des auteurs et illustrateurs si passionnants et du master littérature de jeunesse dans lequel j’enseignais, parfois de politique, mais le plus souvent nous échangions sur la famille, il prenait des nouvelles de ma fille et me parlait de ses petits-enfants qui étaient devenus le centre de son attention.

Jean Perrot fut donc mon professeur de littérature, de comparatisme et d’illustration, c’est déjà beaucoup. Mais par la confiance qu’il m’a donnée, à un moment où j’en avais bien besoin, et grâce à son accompagnement attentif, il fut quelqu’un de bien plus important, la place qu’il occupe dans ma vie est unique.

C’est pourquoi il était essentiel pour moi de me joindre à sa famille, à Annie, ses enfants et petits-enfants en ce jour d’obsèques, je voulais me tenir auprès d’eux pour lui dire merci.

Le premier album de Georges Lemoine réédité par MeMo

À son habitude, MeMo réédite l’album en respectant le format et les couleurs de la publication originale, ce qui correspond à la démarche de Christine Morault depuis le début de sa politique éditoriale au service de la réédition d’anciens albums jeunesse de qualité. Cette réédition conserve donc l’album dans son format initial de 29 cm et 32 pages avec un respect absolu des illustrations en couleurs qui n’étonnera pas ceux qui connaissent cette maison d’édition. Seul le titre, modifié pour une traduction proche de l’anglais, et le choix du papier diffèrent. Conformément à la charte éditoriale de cette éditrice, l’impression est réalisée sur papier bouffant, plus léger et plus mat que le papier original, et ces choix valorisent plus encore le grain délicat du travail à l’encre et la palette en demi-tons de l’illustration.

« La transmission est là, entre papier et encres, pour laisser le lecteur ouvrir la porte d’un univers. Le premier langage du livre, c’est sa prise en main, le toucher d’un papier et l’adéquation à chaque fois d’un volume et de la mise en espace des textes et des images. » Christine Morault, entretien[1]

Little Lord Blink and his ice cream castle édité à New York et à Londres en 1971, est illustré aux encres de couleur dans un style esthétique des années soixante inspiré du Push Pin Studio. Il s’agit d’une fable idéaliste de Geoffrey Charlton Perrin, représentative de l’esprit d’une époque, quelques années après que les Beatles se soient mis à voyager en sous-marin jaune : le regard optimiste posé sur le monde invite à une vie de solidarité joyeuse. L’histoire racontée par l’album est celle du jeune et solitaire Lord Blink qui découvre « le vaste monde » grâce à un Grand oiseau Bizarre qui l’emporte sur son dos. Ce périple contemplatif veut lui faire comprendre comment préserver son château de crèmes glacées, qui fond et menace de disparaitre.

En fait, il est envisageable que le message transmis au lecteur par ce récit soit encore très pertinent au moment de cette réédition : le petit Lord au style hippie reçoit une leçon de sagesse et de générosité qui semble animée de l’esprit de 68 mais dont les valeurs de solidarité sont plus que jamais d’actualité, d’autant plus que la fonte du château de glace sous les intempéries trouve une correspondance imprévisible avec les préoccupations de notre début de 21ème siècle.

La place de cet album dans un panorama historique de la littérature de jeunesse du début des seventies est incontestable, notamment grâce à ses superbes illustrations à l’encre dont les originaux sont conservés au musée de l’Illustration Jeunesse de Moulins. Les planches élégantes de Lemoine, aux formes arrondies et aux couleurs douces, installent le récit dans un petit monde onirique où la poésie apparait dès la première double page entre sa représentation de l’arbre qui chante et la petite lune personnelle du prince.

L’illustrateur apporte son interprétation avec des détails graphiques, par exemple avec une grenouille couronnée près de la flaque où se réfléchit l’oiseau en quatrième double-page. De plus il joue sur l’implicite de la fin ouverte avec une petite mise en abyme graphique : la vignette en dernière page montre Petit Lord Blink regardant avec attention dans une longue vue vers un au delà du récit quand le texte lui fait dire : « Je commence peut-être à comprendre quelque chose à cela. » Notons au passage que blink signifie « clin d’oeil » en langue anglaise… Mais Blink est représenté dans un cercle, comme vu par une autre lunette, une sorte d’invitation pour le lecteur à réfléchir sur lui. De plus, il est remarquable que les oiseaux, chers à Lemoine, soient déjà invités dans ce premier album, l’un d’eux est même installé dans cette dernière image ; ce petit détail place ainsi la signature graphique de l’illustrateur.

Ce nouveau venu dans le catalogue MeMo témoigne d’une esthétique des années 70 mais également des débuts de Georges Lemoine qui n’avait pas encore illustré d’album car, en ces années-là, sa création se consacrait à la presse et la publicité. En effet, de 1969 à 1972, il a travaillé au studio Delpire Advico à Paris au milieu de grandes figures de la typographie et de l’image (voir mon article dans le n°1 de Strenae). Georges Lemoine aspirait depuis longtemps à créer des images pour l’édition mais seul Massin, en 1968, lui avait donné cette opportunité avec un ouvrage chez Gallimard. Le célèbre directeur artistique qui admirait les linogravures de l’artiste, lui a alors proposé d’utiliser cette technique pour l’illustration d’un roman Le lion aux portes de la ville,[1] paru dans la Bibliothèque blanche [2], collection destinée à la jeunesse.

L’illustration de ce premier album Little Lord Blink ans his ice cream castle lui est ainsi proposée par Etienne Delessert[3] auquel Georges Lemoine voue une grande admiration et qui travaille à cette époque à New York. La société Good Book Inc. qui conçoit l’album et le publie, est une petite maison dans laquelle Etienne Delessert est associé au graphiste américain Herb Lubalin pour « produire les livres de grands éditeurs ».[4]

Ce premier album est intéressant à plusieurs titres, pour la qualité de l’ouvrage, pour l’histoire de l’album jeunesse et celle de l’illustrateur qui amorce ainsi une amitié avec Etienne Delessert. Ce dialogue donnera lieu à d’autres collaborations remarquables comme, par exemple, une superbe illustration du conte Le petit soldat de plomb de HC. Andersen pour la collection Monsieur Chat chez Grasset en 1983. Et surtout, avec ce petit Lord Blink, Georges Lemoine a enfin pu démontrer en 1971 son potentiel d’illustrateur, carrière qu’il poursuivra dès 1972 pour l’édition, notamment chez Gallimard jeunesse.

C. Plu


  • [1]  Entretien avec Christine Morault publié sur le site Ricochet.org le 21 février 2012 https://www.ricochet-jeunes.org/articles/les-editions-memo
  • [2] M. Renault, Le lion aux portes de la ville, Paris, Gallimard, Bibliothèque Blanche, 1968.
  • [3] Cette collection avait pour ambition, depuis le début des années cinquante, de proposer aux jeunes lecteurs des grands textes contemporains pour la jeunesse : Marcel Aymé, Henri Bosco, Roald Dahl, Joseph Kessel, Henri Pourrat… Elle sera remplacée en octobre 1972 par la collection 1000 soleils. 
  • [4] Etienne Delessert, (1941- ), graphiste publicitaire puis illustrateur d’origine suisse (Lausanne). Il collabore avec l’éditeur Harlin-Quist en 1967-68 et Gallimard à partir des années soixante-dix. Directeur de collection chez Grasset pour Monsieur Chat entre 1982 et 1984, il reçoit le « prix Graphique Enfance » de la foire de Bologne en 1988 pour « Chanson d’hiver » et se consacre à l’édition à New York (USA) depuis. Au sujet de Good Book Inc voir : Etienne Delessert, L’ours bleu, mémoires d’un créateur d’images, Genève : Slatkine, page 163.

Lire Marivaux grâce à Pommaux

La rediffusion d’une ancienne version télévisée de la pièce de Marivaux Le Jeu de l’amour et du hasard [1] rappelle l’intérêt des adaptations pour la médiation des œuvres théâtrales du patrimoine vers les jeunes et le grand public. Par association d’idées, c’est aussi l’occasion de revenir sur un livre à part dans la bibliographie de Yvan Pommaux plus connu pour ses séries en bandes dessinées comme Angelot du lac, ses variations autour des contes avec John Chatterton, ou ses albums mythologiques.

Yvan Pommaux a conçu une BD à partir de La double inconstance, pièce de Marivaux créée en 1723, et cette adaptation, parue en 2004, offre une variante particulièrement intéressante aux jeunes lecteurs.

Pour cette adaptation en bandes dessinées, la pièce de théâtre subit une hybridation comme c’est également le cas des versions filmées de Marcel Bluwal avec un film pour la télévision des années 60. Hormis le fait que ce dernier a aussi adapté La double inconstance[2], il partage avec l’auteur-illustrateur le choix d’une  forme qui se place au service du texte car les deux adaptateurs cherchent à offrir un accès facilité au théâtre de Marivaux.

Et si après deux siècles de relatif oubli, le théâtre de Marivaux envoûte à ce point les metteurs en scène actuels ; gageons que cela ne tient principalement  ni aux personnages, ni aux situations, ni même aux passions, encore moins aux conflits qui n’éclatent jamais, mais à cet alliage subtil de violence et de retenue, d’aveu et de silence, d’idées et de sentiments, de mensonge et de vérité qui fait de chaque comédie de Marivaux une superbe conversation ininterrompue ».[3]  

 Les pièces filmées de Bluwal font référence parce qu’elles proposent une réalisation réaliste et sobre qui met en évidence le texte théâtral dans des décors naturels avec des comédiens dont les expressions sont captées parfois  au plus près par la caméra. Elles proposent une forme hybride entre film et théâtre qui démocratise l’œuvre, offrant l’accès au texte à des spectateurs souvent peu familiers du théâtre vivant. Confirmant qu’elles remplissent leur objectif, ces œuvres télévisées sont toujours proposées en extrait sur Lumni dans les ressources pour le public scolaire. Cependant, face à ces versions télévisées de qualité, représentatives d’une télévision qui a  plus de cinquante ans, les choix de réalisation, comme la distribution, parviennent-ils à séduire les jeunes d’aujourd’hui ? Car au défi de la langue théâtrale du 18ème siècle, s’ajoutent alors les codes et l’esthétique de la période d’adaptation, qui charment les spectateurs qui ont connu la TV des années 60, mais risquent de freiner l’adhésion des autres. On sait que le défi des médiateurs consiste à trouver des supports pour amener les nouveaux lecteurs à connaitre, et lire, ces classiques appartenant aux corpus scolaires quand ils ne peuvent bénéficier de l’expérience inégalable du spectacle vivant.  Mais il est avéré que les conventions du théâtre demandent aussi une initiation.

Sur ce point, Rue Marivaux de Yvan Pommaux propose une voie remarquable car l’auteur n’illustre pas seulement la pièce mais il se fait auteur-adaptateur quand il hybride BD et texte théâtral, conjuguant ainsi modernité et sobriété pour une initiation au théâtre. Pour adapter La double inconstance, le cadre narratif de la bande dessinée est aménagé car l’auteur joue avec plusieurs temporalités et place une scène dans l’album. Pour cela, un prologue de huit pages est ajouté, installant un contexte contemporain pour la lecture de la pièce qui est montrée en train de se jouer, en répétition puis face au public en toute fin. Car le récit s’ouvre avec une troupe d’adolescents qui se retrouvent au Centre culturel[4] pour préparer un spectacle théâtral.  Sur le chemin, garçons et filles se taquinent, se défient verbalement, s’affirment… dans une langue de jeunes du 21ème siècle. En cela les choix de l’auteur rappellent ceux du film L’esquive (2003) dans lequel, les relations entre ados semblent se superposer  et se prolonger dans le jeu des personnages de la pièce de Marivaux qu’ils préparent, révélant l’actualité des sentiments et l’universalité des enjeux de leur joute verbale. Cette ouverture, avec le contexte d’avant spectacle créée par Yvan Pommaux, est l’occasion de transmettre aussi les invariants du théâtre -une scène, une troupe d’interprètes et un texte – présentant aussi, grâce à ce procédé, les personnages et la distribution de la pièce.

À partir du moment où la répétition commence, le texte de La double inconstance peut être lu dans les bulles de la bande dessinée jusqu’au salut final en fin de représentation. L’unique interruption marque un bref arrêt dans le jeu pour  mentionner un choix de mise en scène avec une coupe dans le texte. En effet, Yvan Pommaux a choisi de retirer un passage du deuxième acte que de nombreux réalisateurs contemporains abandonnent[5] et qui, selon plusieurs spécialistes, aurait été ajouté au texte de la première création de la pièce. À cette exception, le dispositif d’adaptation respecte le texte de la pièce dont les planches de BD présentent la mise en scène intégrale.

L’adaptation aménage ainsi  le texte théâtral  en retirant plusieurs de ses caractéristiques formelles.  Comme les cases montrent le texte joué sur scène,  le nom des locuteurs et les didascalies sont épargnés au lecteur. Et l’enchainement fluide et continu de la répétition dans la BD efface le découpage en actes et scènes. Donc il s’agit bien du récit dessiné d’une pièce de théâtre jouée, les différents types de bulles permettant de distinguer les réparties des pensées des personnages. Les planches animent alors la répétition théâtrale de cette troupe amateure en jouant sur la dynamique des cases pour faire vivre le dialogue et le jeu des acteurs.  Proche d’une adaptation filmée, la BD apporte du sens au texte joué grâce aux plans frontaux de la scène alternant avec les plans rapprochés et des montages champ/contrechamp pour les face-à-face,  aparté et monologues. La grande majorité des pages offrent un arrière-plan épuré, sans décors ni costumes, centrant l’attention sur les personnages et leur texte, démontrant que les paroles, chez Marivaux, « sont la matière de l’action dramatique, la trame même »[6]

Les choix graphiques de l’illustrateur sont  économes en moyens pour laisser aux bulles de texte, donc au texte de Marivaux, la part centrale.  Ce dernier avait insisté sur sa volonté de restituer « le ton de la conversation »[7] avec un certain naturel, sachant que ses personnages peuvent être considérés  comme des « êtres de langage » dont le lecteur -ou le spectateur- peut comprendre les sentiments et les intentions. Les dessins des cases permettent de scénariser ces paroles et de convoquer l’humeur des personnages grâce à une gestuelle qui laisse percevoir leur état émotionnel et charge de sens les dialogues. La majorité des cases, juste cadrées par quelques lignes pour la scène et les rideaux qui la délimitent,  offrent des dessins épurés qui mettent en évidence cet indispensable jeu des acteurs. Tout en sobriété, Yvan Pommaux reprend une technique de dessins cernés,  ici colorés uniquement avec des surfaces grisées (par Nicole Pommaux). L’illustrateur trace les silhouettes des comédiens avec un réalisme stylisé qui paraitra familier aux lecteurs de ses bandes dessinées car la troupe d’adolescents partage de nombreuses attitudes et expressions avec la jeune Marion Duval de sa célèbre série. Ces silhouettes contemporaines aux allures et expressions naturelles contribuent à relier la langue du théâtre de Marivaux et les relations quotidiennes des jeunes aujourd’hui.

Plus encore qu’une véritable mise en scène par la bande dessinée, les choix narratifs de Yvan Pommaux mettent en évidence le travail de création théâtrale. Telle une audacieuse réalisation contemporaine, ou un making-off, le lecteur voit les entrées et sorties des comédiens, leurs interventions parfois du côté des coulisses Yvan Pommaux s’appuie là sur le goût des amateurs de théâtre pour le travail de répétition et la genèse de la magie théâtrale.  L’ensemble du récit montre que le théâtre est un espace de fiction, donc de conventions : seuls un coffre, un manche à balai ou un cintre vide apparaissent en accessoires dans quelques cases, rappelant qu’il s’agit d’un jeu. Clin d’œil aux artifices de mise en scène, l’auteur représente un magnétophone activé dans les coulisses quand la pièce intègre une chanson. Car tous ces choix construisent, au-delà des scènes représentées et du texte dialogué, une familiarisation avec le théâtre, ses codes et l’espace de la représentation. Probablement pour la même raison, l’auteur fait jouer le texte au cours d’une répétition, sans costumes et sur une scène nue, avant de situer les dernières réparties au milieu de décors avec les jeunes acteurs en costumes face à un public, les deux dernières cases étant dédiées aux applaudissements et au salut final. Ce glissement du contexte vers la représentation du spectacle achève le processus de transmission qui donne à lire la pièce mais montre aussi le spectacle dans le petit théâtre de la BD, débordant ainsi le seul texte pour en rappeler la source et le but.

Les choix d’Yvan Pommaux pour cette adaptation de La double inconstance sont au donc service du texte de la pièce tout en donnant aux jeunes un accès à l’esprit du théâtre de Marivaux : les personnages « qui  semblent toujours avoir conscience de jouer »[8] invitent le lecteur à partager le jeu des sentiments cachés ou montrés autant que le plaisir du jeu théâtral. Mais ce livre, qui prenait le parti d « étonner les ados en mettant sur les lèvres de quelques-uns d’entre eux la langue de Marivaux » n’a pas eu le succès qu’espérait l’auteur qui avoue sa déception dans  sa correspondance avec  Lucie Cauwe, publiée en 2014[9]. Pourtant ce projet de Yvan Pommaux apparait véritablement cohérent avec sa bibliographie, caractérisée par le mélange des genres pour des récits graphiques d’une grande singularité. Les choix narratifs de ses albums, depuis  Façon de parler (1982) jusqu’à L’île du Monstril (2000), privilégiaient les bulles pour détacher les paroles, montrant son goût pour le dialogue dans un rapport élégant et joueur avec le langage. Et a posteriori, son choix d’adapter Marivaux semble couler de source quand on relit la série des Corbelle et Corbillo (de 1979 à 1991)que ce soit Le théâtre de Corbelle et Corbillo ou Disputes et Chapeaux qui  révèlent son art de la conversation amoureuse, entre jeux de paroles et sentiments cachés.


En juin 2021, pour la session des Visiteurs du soir de la BNF qui invitait Yvan Pommaux, nous avions préparé la rencontre avec un groupe d’étudiantes du master Littérature de jeunesse (Inspé de l’académie de Versailles/ Université Paris Cergy). L’auteur-illustrateur avait montré quelques superbes planches originales réalisées à la mine de plomb pour ce livre et avait répondu à quelques questions à son sujet en fin de conférence.

Yvan Pommaux à la BNF, entretien avec les étudiantes du master Littérature de jeunesse, juin 2021.


Page de l’auteur sur le site de l’école des loisirs


  • [1] Diffusion sur LCP dans l’émission RembobINA d’une version filmée mise en scène par Marcel Bluwal (1h32, ORTF, mars 1967).
  • [2]La double inconstance diffusée en 1968, également réalisée par Marcel Bluwal (1h55, ORTF, avril 1968, voir le site INA).
  • [3]Jean -Pierre Sarrazac,Le théâtre en France sous le dir de  J de Jomarron,  A. Colin, 1992,p 331.
  • [4] et [5] D’après Y. Pommaux, « Visiteurs du soir », juin 2021.
  • [6] Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle, Marivaux et le marivaudage, Etude de langue et de style, Paris, Les Belles lettres, 1955.
  • [7] Marivaux, dans l’Avertissement des Serments indiscrets, 1732.
  • [8] Jean Sgard, « Marivaux », Encyclopedia Universalis, 1997.
  • [9]Yvan Pommaux, L’école des loisirs, 2014 (Tout sur votre auteur préféré).