En préparant mon site, j’ai associé au sommaire un détail emprunté à l’album Toi ! l’artiste ! de Kathrin Schärer. Et en mettant en ligne une page sur les carnets des illustrateurs, il me semble temps de justifier ce choix en le commentant. Selon moi il souligne l’importance de ce que les auteurs d’images partagent en ouvrant les coulisses de la création des albums, en offrant aux regards leurs carnets, leurs archives, originaux et les scènes de leur tables de travail. Il y a là une conception du livre et de la fiction qui s’en voit modifiée quand les lecteurs peuvent prendre de la distance avec l’œuvre publiée, mais également une adhésion à l’univers artistique des auteurs grâce à la découverte du« making-off » ou de « l’avant-images » des albums. Et parfois les auteurs en jouent dans leurs livres.

L’album de Kathrin Schärer, auteure-illustratrice suisse allemande construit la petite histoire du voyage en train de Johanna le cochon (le titre original en allemand est Johanna im Zug, Atlantis, 2009), mettant en scène le temps-et l’espace- de l’invention du récit. La table de travail de l’auteure avec ses outils de dessin et ses notes est représentée frontalement, selon le point de vue de l’artiste, avec ses mains qui interviennent sur les pages dans un trompe-l’œil : ce fil conduit le jeu de mise en abime du voyage du début à la fin du livre, pages de garde comprises. De page en page, Johanna interpelle son auteure et l’album s’élabore dans une négociation sur toutes sortes de précisions entre le texte prévu, les images qui se créent et le fil narratif qui se construit, déviant du projet de départ et enrichissant l’histoire, assez plate si on considère la trame écrite dans la page, de péripéties et surprises. « Dis, pourquoi nous sommes seuls dans nos compartiments, tu pourrais mettre quelqu’un près de moi ? » .
Les revendications du personnage concernent son physique et ses vêtements, son nom, ses voisins de compartiment, la vitesse du train… Une partie de ce qui advient dans les images, dont Johanna rend compte en réagissant, est présenté comme indépendant de l’invention de l’artiste. Et pourtant, au final, le lecteur, amusé par le jeu des possibles, ne sera pas dupe : l’auteure crée les situations qui pimentent le voyage de Johanna, jusqu’à sa rencontre avec un alter ego, Jonathan, cochon qui passe d’un train à un autre… comme s’il traversait le miroir. À partir de ce moment, le personnage n’a plus besoin de l’auteure et poursuit au-delà du livre. Il y aurait de quoi développer du côté théorique.

Kathrin Schärer aime les jeux narratifs élaborés par la combinaison d’images dans les doubles pages, produisant une lecture peu linéaire comme l’avait joliment montré son album Bonne nuit Monsieur Renard !, paru aux éditions Âne Bâté en 2004. Dans Toi ! L’artiste !, non seulement la création de l’histoire est scénarisée dans les pages, mais l’histoire est conçue avec des retours en arrière, des bifurcations narratives, des pages coupées pour faire progresser les possibles. Elle crée donc un jeu de convention sur la fiction par la mise en scène de la création de son histoire.
Et sur ce terrain des métalepses qui intègrent l’acte d’invention au récit, je pense à de nombreux autres auteurs qui ont varié les plaisirs avec les albums, jouant avec les formes de leurs livres : Rascal et Peter Eliott dans C’est l’histoire d’un loup et d’un cochon (Pastel, 2000), l’auteur britannique Emily Gravett ou les jeux iconotextuels de Hervé Tullet… il y en aurait de nombreux autres. Sachant que le procédé n’est pas nouveau car, du côté des films d’animation, Emile Cohl jouait déjà avec la main du dessinateur-animateur dans son premier très court métrage de 1908 Fantasmagorie. C’est une façon de démythifier la magie tout en accentuant la connivence avec le lecteur.
Sur un autre plan, je suis frappée par le choix du train comme cadre de cette histoire, et je poursuis cette réflexion sur la symbolique du récit en train de se faire.
Je laisse de côté la référence au roman La modification de Michel Butor , qui investissait l’espace du compartiment et le temps du voyage pour un développement fictionnel ouvert sur les possibles du réel et de la fiction. En restant dans le champ de la littérature de jeunesse, je reviens sur ce qu’en a dit Michel Defourny dans Jeux graphiques dans l’album de jeunesse (Actes du congrès de 1988 parus en 1991 dans la collection Argos, CRDP académie de Créteil-Université Paris-Nord). Dans son article « Trains en jeux » , il répertorie plusieurs significations que peut prendre cette métaphore : symbole de la modernité, le train est une « traversée rationnelle et rectiligne de l’espace » ; il est aussi « symbole de la maitrise du temps » et « spectacle ». De plus, comme avec l’album Toi ! l’artiste ! la scénographie autour du train, en gare ou filant sur les rails, construit le récit avec ce qui est vu par les fenêtres, du train vers l’extérieur, d’un train à l’autre et du quai quand on regarde les compartiments où sont les voyageurs : « En même temps, souvent le voyageur dans le train regarde le paysage. Le train regardé par les uns est regard sur l’espace traversé. » Je propose donc de prolonger un petit peu la liste de Michel Defourny : d’autres trains ont participé de façon dynamique, avec leurs compartiments vides, ou remplis de personnages, aux fictions imaginées pour les albums.
Parmi les albums qui associent le train aux jeux de conventions fictionnelles :

Encore un peu de Zuza ? d’Anaïs Vaugelade (L’école des loisirs, 1999) avec son second récit, « Le voyage », met en scène le jeu « on dirait qu’on part en train ». Cette histoire en quelques pages installe la petite Zuza –et son double animal- entre les fenêtres et sous les cadres du compartiment de train imaginé, pour que le lecteur accompagne et anticipe aussi le voyage inventé. Et comment ne pas associer aussi les récits créés par Anne Brouillard ? Dans une majorité d’albums de sa bibliographie, les trains, rails et gares, hommages visuels à Paul Delvaux, parcourent les paysages de ses aventures rêvées. Dans le premier tome de son cycle Le pays des Chintiens, La grande forêt, Véronica, accompagnée de Killiok et des amis rencontrés en chemin, prennent un train vide et mystérieux au cœur de la nuit pour traverser la forêt jusqu’au terminus qu’ils atteignent au petit matin. Le train est un répit, une pause et une échappée pour la petite troupe d’amis, une métaphore du rêve qui fait avancer le récit sur la carte du pays des Chintiens.
De Johanna à Zuza et Véronica, sans oublier Michel, revenons au point de départ, celui de la genèse des albums et les objets qui en témoignent . Au final, il me semble qu’avec ses pages vides, qui se remplissent au fil de la création, le carnet partage une force symbolique avec cette métaphore du train. Et pour l’album en cours de construction, ne parle-t-on pas d’un chemin de fer ? C. Plu
En toute fin, je reprends la citation de Michel Defourny dans « Trains en jeux »
« Le train et le chemin de fer relèvent, à mon avis, de ce que Roland Barthes appelle les signifiants purs : une forme dans laquelle les hommes ne cessent de mettre du sens, qu’ils prélèvent à volonté dans leurs savoirs, dans leurs rêves, leur histoire, sans que ce sens soit fini et fixé »
Référence à R. Barthes, La tour Eiffel, Delpire, 1964.