Partie 3 et fin
3 Un public élargi vers les plus jeunes
Les quatre recueils Ranelot et Bufolet ont été conçus pour une collection de premières lectures mais la série de Apple TV est annoncée sur la plateforme en ligne pour un public d’enfants et famille. La production de cette série élargit la cible initiale des recueils de nouvelles qui s’adressaient en premier lieu aux lecteurs débutants à partir de 6 ans. Quelles modifications manifestent ce changement de public ?
Des récits de premières lectures
Les histoires originales ont été créées pour un âge ciblé et la forme choisie par Lobel est essentiellement déterminée par les contraintes des collections I Can read picture Book configurée par l’éditeur Harper & Row et reprises en bonne partie par L’école des loisirs en France. Le texte est écrit dans un souci de clarté et de simplicité tant sur les plans syntaxique que lexical. Les récits sont adaptés aux débutants lecteurs avec peu d’adjectifs et d’adverbes, s’appuyant sur la liste Dolch, liste de fréquence lexicale de mots anglais qui fait référence aux USA au moment de la parution des ouvrages de Lobel (1936, actualisée en 1948 : https://dolchword.net/dolch-word-list/). Les français lisent les nouvelles traduites donc l’analyse mériterait une vérification sur ces objectifs lexicaux car la traduction de quelques termes et des titres révèlent une certaine liberté des éditeurs.

Pour s’adapter aux débutants lecteurs, les récits mettent en scène peu de personnages et peu de lieux différents, ils sont brefs et linéaires, caractérisés par la répétition de structures et une recherche rythmique, ce qui convient particulièrement bien à l’auteur de comptines et fables. La construction rythmée des textes est travaillée pour être lus à voix haute, à partir de phrases simples et une importante redondance. Les passages narratifs sont limités et les dialogues clairement attribués. Enfin les choix de mise en page visent la plus grande lisibilité avec des caractères et interlignes agrandis. Chaque double page, accueille une illustration dont la relation au texte est coopérative, c’est-à-dire qu’elle confirme ce que dit le texte.
Arnold Lobel qui a créé plusieurs titres dans cette collection, s’est approprié avec bonheur les contraintes imposées par la collection : « J’ai une liberté totale, et le seul harnais est que je suis conscient, en travaillant, que je fais un livre de lecture ». L’adresse aux premiers lecteurs se voit aussi confirmée par les choix thématiques avec des récits qui mettent souvent en scène la lecture et l’écriture (« La lettre », « La liste », « Dragons et géants », etc.) ou des images hors texte qui montrent Ranelot et Bufolet en train de lire.
Le savoir-faire de Lobel pour ses récits pour « early readers » est loué par G. Shannon car il avait su transformer « ce qui semblait être moins en plus. ». L’auteur-illustrateur a trouvé dans les contraintes des premières lectures un cadre idéal pour une écriture subtile dont l’économie laisse des espaces pour une coopération du lecteur comme nous l’avons vu. Mais l’élargissement du public destinataire par la série Apple TV + se manifeste par un certain nombre de modifications. Si quelques rares clin d’œil semblent s’adresser aux plus grands comme dans « La Lettre » avec la mention de flyers publicitaires et autres courriers indésirables, la plupart des modifications de la transmédiation en sérieTV concerne le très jeune public.
Une compréhension assistée pour les plus jeunes
Les écarts dus à la transécriture des nouvelles de Ranelot et Bufolet tendent à apporter de nombreux éléments pour une compréhension des plus jeunes spectateurs. Doit-on associer ce geste transmédiatique au besoin de baliser le sens face à la rapidité du flux cinématographique ? En effet, la prise d’informations d’un récit filmique peut s’avérer difficile. La lecture d’un adulte, ou livre en main, permet des ralentissements, des temps d’observation d’images voire des retours en arrière. Il est évident aujourd’hui que les pratiques culturelles de visionnage de séries TV, même familières, n’impliquent pas le public de la même façon sur le plan cognitif que la lecture de livres (TISSERON, Serge. (2018). 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir, Eres). Ceci dit, l’élargissement du public des histoires d’Arnold Lobel annoncé par Apple Tv, se voit surtout confirmée par les choix d’adaptation qui simplifient le message sur de nombreux plans.
L’épisode « Le bouton perdu », peut donner un exemple des types de modification mises en œuvre pour adresser les histoires à de jeunes enfants. Si la trame globale de l’histoire est respectée par l’épisode de dessin animé, le récit est allongé et transformé pour insister sur les dimensions psychologiques, les structures répétées, la verbalisation du problème à résoudre et des effets de la résolution.
Pour résumer cette histoire : De retour d’une promenade avec son ami, Bufolet constate qu’il a perdu un bouton de sa veste et il en est très contrarié. Ranelot l’aide à le chercher : trois boutons sont trouvés, par lui puis par l’oiseau et le raton-laveur, aucun ne convient. Au final, une fois rentré chez lui très en colère, Bufolet retrouve son bouton sur le sol. Très gêné d’avoir ennuyé son ami pour rien, il répare sa veste avec les boutons trouvés et l’offre à Ranelot le lendemain.
Dans l’épisode de la série, la structure répétitive qui constitue le cœur de cette histoire se voit augmentée, en multipliant la scène de comparaison des boutons entre les animaux et Bufolet, donnant l’occasion de répéter les caractéristiques de l’objet. La description du bouton perdu est aussi présentée dans une affiche de recherche. Au cours d’une séquence additionnelle de plusieurs minutes, muette mais musicale, une dizaine d’animaux défilent avec des boutons de toutes tailles, formes et couleurs qui rempliront au final la poche de Bufolet. Pour insister encore, les boutons proposés à Bufolet par les différents protagonistes font l’objet de gros plans pour mettre en évidence visuellement leur différence avec le bouton, rond et blanc, recherché. Ces scènes semblent imiter les exercices de discrimination de formes et couleurs proposés en classe de maternelle.
La scène d’ouverture est également allongée avec des dialogues qui montrent la mauvaise humeur de Bufolet et la jovialité de Ranelot qui profite bien de leur promenade. Comme dans d’autres épisodes, la différence de personnalité entre les deux amis est rappelée avec insitance au jeune spectateur dès le début afin de mieux saisir ensuite les différentes réactions aux péripéties traversées. Toujours dans le même but, les fins se voient souvent modifiées par rapport aux nouvelles originales en récapitulant les faits, expliquant l’enchainement des actions jusqu’à la résolution et verbalisant les émotions.
Par l’ajout de prologues, de passages explicatifs et de développements divers au service du sens, le récit filmique semble vouloir garantir le sens des histoires et ainsi offrir un guidage aux jeunes spectateurs. Mais parmi ces insistances, certains ajouts remplissent des creux aménagés dans le texte à dessein par Arnold Lobel. Car la sobriété de ses récits en texte et images démontre une grande confiance dans la capacité des lecteurs à entrer en empathie avec les personnages et à inférer ou interpréter sur ce qui n’est pas donné explicitement. Cependant, la série d’épisodes s’attache quasi systématiquement à alléger l’inférence et à combler les sous-entendus.
quelques pages des exemples mentionnés :
Disparition des sous-entendus et des implicites
L’art de Lobel peut être considéré comme un art de l’implicite. En effet « Ce qui n’est pas dit mais ce qui est amené à être pensé » ( KERBRAT-ORECCHIONI, C.) est traité avec finesse, ce qui constitue un des plaisirs de ses récits, entre le récit et les paroles avec bien évidemment un rôle de l’image grâce aux expressions des personnages. Dans les nouvelles, la manifestation de la forte amitié entre Ranelot et Bufolet est assez pudique et se dit avec peu de mots, l’essentiel des sentiments restant dans le non-dit mais dans les épisodes adaptés en série, la verbalisation des actions et la redondance explicitent presque systématiquement les intentions et les enjeux.
Dans « La lettre» (voir la page ci-dessus), le texte ne dit pas ce que pense Ranelot quand il « court chez lui, trouve un crayon et une feuille de papier sur laquelle il écrit ». Le lecteur voit le destinataire sur l’enveloppe mais le texte ne dit rien sur cette lettre. Le lecteur qui a lu aux pages précédentes que Bufolet était triste de n’avoir jamais recevoir aucun courrier en début d’histoire, peut lui-même déduire que Ranelot veut lui faire une surprise. Dans une logique inverse, le scenario de l’épisode qui correspond, insère des explications à toute occasion en faisant entendre la pensée de Ranelot qui annonce en début de scène « J’ai une idée ! » avant de quitter rapidement Bufolet. Puis arrivé chez lui, le scenario lui fait verbaliser chaque intention ou action : « Je vais écrire à Bufolet » « hum c’est plus difficile que je le pensais, la toute première lettre de Bufolet doit être parfaite ! ». Une fois la lettre écrite il dit : « Elle est parfaite, Mon vieux Bufolet, tu vas recevoir une lettre ! » Et sur le chemin pour la poster, il croise des animaux et leur explique à chacun qu’il va poster une lettre pour Bufolet « car il n’a jamais reçu de lettre ». Et chaque animal répond en précisant à quel point il aime recevoir une lettre et que Bufolet aimerait cela. Que nous sommes loin de la subtilité de Lobel !
Quand les pensées sont verbalisées, la capacité des spectateurs à inférer ce que les personnages ont en tête n’est pas envisagée alors que la littérature de jeunesse s’adressant aux enfants à partir de quatre ans s’appuie sur leur capacité à le faire, ce qu’on appelle la théorie de l’esprit. Mais les personnages du dessin animé s’adressent au spectateur et indiquent qu’ils ont une idée, qu’ils vont faire et dire toutes sortes de choses, rappelant également les raisons de leurs actions de façon répétée. Dans les épisodes de la série, il reste peu de place pour une pensée du spectateur sur les possibles du récit, les informations données et les invitations à interpréter alors que Lobel laisse le raisonnement et les explications dans le non-dit. De la même façon, la fréquente modification des fins des histoires marque une différence importante avec les chutes des nouvelles, qui laissent le lecteur face avec une pensée à poursuivre ou une conclusion à élaborer.
À la fin de nombreux épisodes, les chutes imaginées par Arnold Lobel sont écrasées par des épilogues explicatifs comme dans « Les glaces » quand Ranelot explique à Bufolet pourquoi les animaux ont fui quand il était recouvert de glace alors que les images animées le font comprendre explicitement.
Et parfois les fins sont complétées par des scènes qui en changent le message. C’est le cas avec le récit « La baignade » pour lequel la fin de l’épisode ajoute non seulement une explication à la vexation du crapaud mais déplace le sens avec une scène où les animaux se costument comme Bufolet pour atténuer son ridicule et réparer leurs moqueries. Derrière cette fin alternative, se cache probablement une intention moralisatrice et politiquement correcte, alors que la situation absurde créée par Lobel autour de ce crapaud en maillot de bain vintage était efficace, humoristiquement et narrativement : la situation générait un véritable questionnement du côté du lecteur sur la pudeur du personnage et sa conscience du ridicule.
Les exemples pourraient se multiplier pour montrer le ciblage par la série AppleTV d’un public de très jeunes enfants et comment cette explicitation systématique écrase une bonne part de l’intérêt des histoires. La majorité des choix qui veulent adresser l’univers de Ranelot et Bufolet à de très jeunes enfants détournent le sens voulu par l’auteur et interrogent sur l’intérêt de la série Apple TV pour toute la famille. Car initialement, sous leur apparente simplicité, ces livres de Lobel régalaient les débutants lecteurs comme les adultes qui les accompagnaient dans leur lecture. Le jeu des ellipses et les implicites parfois très subtils qui donnent tant de saveurs aux chutes des nouvelles amènent une complexité qui laisse penser à une véritable double adresse comme le critique Pierre Encrevé le relevait : « Pour rendre justice à l’œuvre d’Arnold Lobel, il faudrait se débarrasser du concept « livre-pour-enfant » (Revue des livres n°95 mars 1984).
Au final, les spécificités de ce corpus transmédia autour de Ranelot et Bufolet permettent de revenir sur les enjeux portés par les quatre recueils originaux. Comme la série Apple TV réactualise ces histoires très connues dans le monde anglo-saxon, espérons que les médiateurs s’intéressent aux nouvelles d’Arnold Lobel grâce à leur transmédiation et les donnent à lire pour en savourer le texte et les illustrations originales. Sans quoi, il faut craindre que ce nouveau media avec ses qualités propres « ne contribue pas plus à construire une référence commune qu’une culture commune » pour reprendre les termes de Isabelle Nières concernant les adaptations.
Que faire de ce corpus transmédiatique ?
Les nombreux écarts qui éloignent la série Apple TV des recueils d’Arnold Lobel réduisent son intérêt pour des lecteurs débutants de cycle 2. Pour leurs enseignants, il peuvent jouer un rôle dans la présentation d’un cadre fictionnel commun aux histoires, le duo de personnages et leur univers champêtre mais qu’attendre de plus ? Malgré tout, deux des épisodes de la série Apple TV restent proches des nouvelles pour intégrer un scenario didactique qui ferait lire les histoires puis visionner les épisodes, ou l’inverse, donc pourrait travailler la compréhension par la reformulation à partir d’un media et de l’autre : il s’agit de « Seul »(recueil 1979) et « La liste » (recueil 1972) dont les quelques ajouts apportent des significations intéressantes pour des élèves à partir du CE1. Dans tous les cas, les scènes d’ouverture pourraient a minima jouer un rôle d’invitation à lire ces deux nouvelles.
Mais une autre ressource peut également être envisagée dans un corpus transmedia autour de Ranelot et Bufolet pour le cycle 2 : les deux films d’animation 1985 et 1987 de John C. Matthews offrent un choix de dix histoires à associer aux premiers recueils. L’absence d’une version française invite à une une séquence didactique dans laquelle le film serait visionné muet. Les élèves seraient ainsi invités à sonoriser une des histoires à partir de leur lecture. Le texte lu et travaillé pour le sens trouverait des correspondances dans le film grâce à l’animation des scènes. Et s’ajouterait à ce processus de compréhension, la préparation d’une lecture à haute voix pour réaliser une bande-son.
Bibliographie
Corpus transmedia :
LOBEL, Arnold. (1971). Ranelot et Bufolet. L’école des loisirs. (New-York : Harper & Row, 1971)
LOBEL, Arnold. (1972). Une paire d’amis. L’école des loisirs. (New-York : Harper & Row, 1972)
LOBEL, Arnold. (1976). Les quatre saisons de Ranelot et Bufolet. L’école des loisirs. (New-York : Harper & Row, 1976)
LOBEL, Arnold. (1980). Cinq nouvelles histoires de Ranelot et Bufolet, L’école des loisirs, (New-York : Harper & Row, 1979)
Hoegee, Rob, (réal.). (2023-2024). Ranelot et Bufolet. USA, Apple TV. (33 épisodes, 2 saisons).
Matthew, J Clarke. (1985). Frog ans Toad are friends. Churchill films. (18mn). https://vimeo.com/486617264
Matthew, J Clarke. (1987). Frog and Toad together. Churchill films. (18mn).
Références :
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BALLANGER, Françoise. (2000). « Les grandes petites histoires d’Arnold Lobel ». Revue des livres pour enfants 193-194. pp 71-79.
BELHADJIN, A. BISHOP, M-F.(2022). Le Français aujourd’hui N°218 : « L’implicite, une notion utile pour la lecture scolaire ?».Armand Colin. pp.5-14.
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NIERES, I. (2013). Dictionnaire du livre de jeunesse. « Adaptation ». Editions du Cercle de la librairie.
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ZACCHARY, B. ( 17 juin 2023). Lobel A. & Lobel, A., « The Lobels on the Frog and Toad Movie That Never Happened and What Made Apple Ideal for the New Series. Entretien. Site CBR (Comic Book Resources) : https://www.cbr.com/frog-toad-adrianne-adam-lobel-interview/




