Ranelot et Bufolet : les nouvelles d’Arnold Lobel adaptées en série d’animation (2)

2 Que reste-t-il de la saveur et de la profondeur des histoires ?

Le succès intergénérationnel de ces nouvelles d’Arnold Lobel repose sur son duo de personnages et leur monde rassurant, la drôlerie de leurs aventures et les valeurs portées par ces brefs récits. Ces caractéristiques fictionnelles peuvent à elles seules justifier l’intérêt d’une nouvelle adaptation transmédiatique contemporaine.  Cependant les choix de « transécriture » pour cette série de plateforme altèrent plusieurs dimensions essentielles de l’œuvre de Lobel.

Illustration hors-texte, Les quatre saisons de Ranelot et Bufolet, 1976.

2.1 Un système construit sur le duo

Les Ranelot et Bufolet du dessin animé sont globalement fidèles à leurs originaux, ils sont tous deux gourmands, sensibles et rêveurs mais c’est sur leurs différences qu’insistent les épisodes. En effet, le crapaud est plutôt colérique, assez craintif et casanier, alors que la grenouille est plus raisonnable, protectrice et pragmatique. Selon les propres mots de Lobel, Ranelot et Bufolet sont des substituts enfantins qui concernent autant les adultes que les enfants (Third Book of junior authors, (1972), l’auteur disait qu’il reconnaissait chez lui autant de l’un que de l’autre. Pour son adaptation, le dessin animé développe des passages qui accentuent les traits de caractère des deux amis ce qui fait souvent ressembler leur relation à un duo adulte-enfant. Que ce soit dans les nouvelles originales ou les épisodes de la série, les histoires célèbrent la force indéfectible du lien entre Ranelot et Bufolet.

Être deux

Il est important de souligner que la série de 2023-24 est apparue avec un contexte de réception qui a évolué depuis les années 70. Le duo de personnages rencontre depuis quelques années un écho auprès du mouvement LGBTQ+ sachant que Arnold Lobel avait annoncé son homosexualité au milieu des années 70. En 2016, sa fille explique dans un article du New Yorker que « Frog & Toad sont du même sexe, et ils s’aiment […] ce qui était tout à fait en avance sur son temps sur ce point ». Mais d’une façon moins tranchée, Adam Lobel pense « que l’amitié, plus que la romance, est l’essence même de Frog et Toad. » (ZACCHARY, 2023). Quoiqu’il en soit, la solidité de leur relation est confirmée par chaque aventure, même quand il leur arrive d’être séparés. Le lien entre les deux amis s’exprime par la protection de Bufolet par Ranelot, la dépendance du premier par rapport au second, mais également par l’entraide mutuelle et la réciprocité des dons. La série de nouvelles communique le « bonheur d’être au monde » affirmait F Ballanger en 2000 dans son article sur Lobel de La revue des livres pour enfants, et elle transmet aussi, notamment grâce aux nombreuses illustrations qui les montrent en duo, le bonheur d’être ensemble.  Si leurs activités et plaisirs renvoient à l’enfance comme avec le cerf-volant, la baignade, les glaces ou les biscuits, les situations montrent surtout le plaisir de les pratiquer à deux et l’importance de la relation partagée : sur ce point essentiel la chanson du générique de la série TV met en évidence ce que les illustrations présentent fréquemment.

Visuel, espace promotionnel Apple TV

Thème musical de la série Apple TV : https://www.youtube.com/watch?v=4NKiPmMEyLI

L’ensemble des nouvelles peut aussi être compris comme une variation d’histoires qui font la démonstration de la force du lien quelles que soient les péripéties. De nombreux exemples comme « La lettre », « La surprise » ou « Seul » sont entièrement construites sur la manifestation -ou la preuve- de la relation entre les amis. Dans « Seul » la dernière nouvelle des quatre recueils, Bufolet cherche partout son ami Ranelot ne comprend pas qu’il veuille être seul et va jusqu’à douter de son amitié. Quand il le retrouve enfin isolé sur un îlot, Ranelot lui explique « Je me suis senti heureux d’être ce que je suis et je me suis senti heureux de t’avoir pour ami. Je désirais être seul pour penser combien tout cela est merveilleux ! […] et maintenant, je suis heureux de ne pas être seul ! Déjeunons ! ».

Arnold Lobel prend manifestement plaisir à illustrer cette harmonie entre les deux amis avec des illustrations qui sont construites pour montrer leur vie paisible. De son côté, G Shannon analyse Ranelot et Bufolet en lien avec le genre pastoral, illustrés par certains récits mythologiques ou un roman comme Paul et Virginie (Bernardin de Saint-Pierre, J-H., 1788). Dans ce monde enclos, et niché au cœur d’une nature généreuse habitée par des animaux, Ranelot et Bufolet, comme les héros des œuvres pastorales, entretiennent des relations harmonieuses protégées par leur vie tranquille dans une félicité heureuse. 

Mais l’univers créé autour et pour Ranelot et Bufolet dans les histoires originales se voit sensiblement modifié par la série animée qui ne les présente plus isolés comme dans un Eden, mais habitant aux abords d’un village avec une communauté de voisins. Il s’agit d’un des nombreux écarts qui ont des incidences sur la narration, et le sens.

Une communauté de villageois autour de la paire d’amis

Le réalisateur de la série Apple TV a choisi d’élargir le système de personnages des nouvelles en donnant une grande importance aux voisins des deux grenouilles : les quelques animaux vivants dans la nature environnante des livres sont multipliés pour former une communauté villageoise dont les habitants sont retrouvés d’épisodes en épisodes. Dans les livres, plusieurs animaux, qui apparaissent dans les histoires au gré de rencontres, jouent un rôle accessoire ou restent observateurs muets mais le dessin animé les anthropomorphise et accentue leur fonction dans la communauté : le glacier, le postier, etc. Ces nouveaux personnages sont non seulement témoins des activités de Ranelot et Bufolet, mais ils participent à la résolution des péripéties, partageant aussi des spectacles et fêtes. Contrairement à Lobel qui ne nomme pas ces personnages secondaires et les représente sous une forme naturelle, les animaux des épisodes sont vêtus, se tiennent souvent debout, ont une personnalité marquée et parfois un nom. Chez Lobel, ils appartiennent à l’environnement champêtre qui protège les amis et leur fonction narrative se limite à structurer le récit grâce à leur rencontre. Leur nombre accru dans les épisodes de la série TV allonge le récit qui est souvent alourdi par les interventions des nombreux voisins. comme « Le cerf-volant où tous les animaux interviennent pour aider Bufolet à tenir son cerf-volant alors que le récit original le plaçait en situation de relever seul le défi grâce aux encouragement de Ranelot.

De nombreux autres exemples pourraient être mentionnés dans lesquels les personnages additionnels détournent l’enjeu de l’histoire. Dans « La lettre », Ranelot écrit un courrier surprise à Bufolet qui n’en a jamais reçu. L’épisode ajoute une série d’animaux sur le chemin de la grenouille pour répéter un dialogue au sujet de cette lettre. Et l’escargot seul animal de passage dans la nouvelle, à qui Ranelot confie son message pour Bufolet , se voit présenté en facteur dans un bureau de poste du village. Non seulement, cette présentation dégonfle le choix hasardeux du messager mais cela explique qu’il transporte tout le courrier des habitants du village. Le sens de l’histoire se voit donc sérieusement altéré ; la première lettre reçue par Bufolet n’est plus unique et le geste d’amitié de Ranelot se trouve banalisé. Même si la trame globale de la nouvelle est respectée, ses changements du système de personnages diluent la relation d’amitié et par conséquent le sens principal de cette nouvelles de Lobel .

2.2 Des modifications qui altèrent l’esprit des nouvelles

Dans le dessin animé, l’ajout de passages répétitifs ou la transformation des fins altèrent également l’esprit facétieux qui constitue le cœur des livres. En fait les histoires créées par Lobel installent un jeu de connivence, d’empathie et de surprise pour engager le jeune lecteur sur le plan interprétatif : le lecteur est invité à s’amuser des situations absurdes, à constater comment les personnages se piègent ou se ridiculisent et à réfléchir à partir de la résolution de leurs problèmes.

L’absurde dégonflé par l’adaptation

Ranelot et Bufolet se voient pris dans des situations qui amusent parce que les deux amis réagissent très différemment, le crapaud Bufolet étant de loin le moins rationnel et le moins logique des deux.  Adam Lobel rappelle que son père « adorait les duos comiques comme Laurel et Hardy». G. Shannon remarque que Lobel « fonde son humour sur la reconnaissance des comportements plutôt que sur les gags et les blagues. » L’auteur a confié dans un entretien l’influence d’Edward Lear sur ses livres pour le nonsense : dans les situations où intervient l’absurde, la logique du réel est bousculée et ce ressort narratif réjouissait Lobel comme il l’a montré dans de nombreux autres albums (Hulul ou Ming Lo déplace la montagne). Les lecteurs jubilent face à l’absurde des réactions, aboutissement de raisonnements illogiques et contraires au « bon sens ». Mais quand les épisodes de la série transforment les scènes, réorganisent les liens de causalité ou effacent les rebonds des chutes, l’effet humoristique se voit effacé. Par exemple, dans « Les biscuits », la situation construit un absurde en crescendo parce que Ranelot et Bufolet mettent en œuvre différents stratagèmes pour ne pas manger tous leurs gâteaux et les conserver pour plus tard sans être tentés, raison pour laquelle il les cache. Dans l’histoire originale, un groupe de rouges-gorges apparait en dernière page et participe à la résolution du problème en mangeant les biscuits mais l’épisode du dessin animé qui correspond les fait apparaitre dès le début pour exprimer à plusieurs reprises leur envie de gâteaux. Cette interférence casse la logique absurde qui anime les deux amis car la présence intéressée des oiseaux justifie la recherche d’une cachette. Cette écart avec la nouvelle originale dégonfle aussi la surprise de la chute quand Ranelot offre le reste des biscuits aux oiseaux pour résister à l’envie de les manger.

Dans « La baignade », le comportement illogique de Bufolet amène à une situation absurde : il veut porter un maillot de bain qu’il ne veut pas que les autres voient alors qu’il est plutôt admis qu’on cherche à cacher sa nudité. Il demande à Ranelot, qui se baigne sans maillot, de fermer les yeux pour entrer dans l’eau puis de chasser tous les animaux qui passent. Le ridicule de la situation nait de l’emboitement de plusieurs paramètres  mais le film animé, détourne le sens la nouvelle quand, au final, tous les animaux portent un maillot de bain comme lui. Cela pourrait être considéré comme un contresens car « chez Lobel, les personnages ne sont pas ridicules ni drôles mais leurs actions le sont »(SHANNON) et sous une apparente simplicité ils prêtent à sourire autant qu’à réfléchir.

Une sollicitation de la réflexion

Dans les nombreux petits contes dont il est auteur, comme dans son recueil de Fables (1980) pour lequel il reçut la médaille Caldecott en 1988, Arnold Lobel approche les questions humaines de façon légère et esquisse une morale laissée à la réflexion du lecteur. Comme avec l’équilibre subtil du système humoristique, la stratégie de transmission des valeurs se voit alourdie par les écarts entre les histoires originales et les épisodes du transmedia. Alors que Lobel invite à la coopération interprétative par des situations absurdes, des ellipses et des surprises, les modifications de l’adaptation en dessin animé en atténuent l’efficacité concernant le message sous-jacent. Sur ce dernier point, les recueils de Ranelot et Bufolet ont été mentionnés dès les années 80 par Gareth Matthews dans ses ouvrages sur la philosophie et les enfants et G. Shannon explique qu’ « en fondant son travail sur les travers humains, Lobel a pu ainsi révéler beaucoup de choses sur l’unicité de la condition humaine sans tomber dans le didactisme. Il décrit la spirale du raisonnement construite dans les nouvelles originales pour une implication cognitive des lecteurs :

« Créant pour le lecteur une expérience dialectique littéraire, les histoires de Lobel ont la distance d’une fable. Le lecteur passe de la perfection autoproclamée (thèse) à un comportement absurde par procuration (antithèse), auquel le lecteur répond qu’il n’irait jamais aussi loin, puis revient à mi-chemin (synthèse) pour reconnaître le cœur de ce comportement en lui-même et célébrer son humanité, avec toutes ses imperfections. »(p.99)

Les histoires de Ranelot et Bufolet interrogent l’adaptation des héros aux situations qu’ils rencontrent, ou provoquent, plus qu’elles ne disent quoi en penser. Mais un certain nombre d’épisodes en dessin animé insistent sur les dimensions morales, là où Lobel avait adopté une approche graduée et suggestive en jouant sur l’implicite. Parmi les vingt nouvelles adaptées, seule « La liste » échappe à une altération du sens de l’histoire, démontrant que le jeu littéraire de Lobel est parfaitement adaptable dans ce format. Cette nouvelle se construit sur une mise en abyme de l’enchainement absurde dans lequel peuvent s’enfermer les personnages. La liste que rédige Bufolet doit l’aider à prévoir sa journée mais aboutit à la contrainte de ne réaliser que ce qui est écrit, jusqu’à ne plus savoir quoi faire quand le vent l’emporte. L’épisode Apple TV restitue le récit sans que les quelques ajouts en longueur n’en altèrent le sens ni la saveur. Cet exemple révèle qu’il était possible aux réalisateurs de trouver des procédés qui ne rompent pas avec l’esprit facétieux et ambitieux de l’auteur.

Mais les épisodes adaptés des nouvelles font souvent disparaitre le subtil mécanisme créé par Arnold Lobel. En effet, pour mettre le lecteur sur la voie du sens sous-jacent, l’auteur fait souvent énoncer une pensée conclusive à Ranelot, le plus « sage » des deux batraciens. À partir de cette invitation à réfléchir, le lecteur peut prendre de la distance avec la chute de l’histoire. À la fin de la nouvelle « Les biscuits » Bufolet déplore de ne plus avoir de gâteaux et Ranelot répond pour le consoler : « Mais nous avons des réserves, de grandes réserves de volonté. » Le lecteur pourra relativiser cette déclaration parce que Ranelot s’est débarrassé du problème pour ne plus être mis à l’épreuve et que son ami crapaud s’empresse de retourner chez lui faire un autre gâteau. Alors que la notion de volonté, avec ses limites, est proposée à la réflexion du lecteur par le récit de Lobel, le dessin animé annonce dès le début de l’épisode l’objectif de la situation :

  • : La volonté c’est résister à l’envie de quelque chose que tu as vraiment envie de faire.
  • B : Ohhh tu veux dire comme essayer de ne pas manger tous les biscuits ?  Je vois, c’est vraiment important d’avoir de la volonté !

Ainsi, les adaptateurs balisent avec insistance leur film grâce à la répétition de la valeur à conquérir dans l’histoire, procédé repris également dans « Dragons et géants » avec la quête du « courage » ou dans « Le cerf-volant » pour gagner en « confiance ».

Les scénarios de la série Apple TV transforment donc la manière de raconter les histoires de Ranelot et Bufolet, et souvent très sensiblement leur sens. Ces écarts ne doivent pas être attribués uniquement aux spécificités du media de dessin animé ni au contraintes du format de la série. Quand les épisodes adaptés concluent les histoires différemment ou formulent explicitement ce que Arnold Lobel suggère dans son texte et ses images, il parait évident que la transmédiation pose la question du changement de destinataire.


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