Le premier album de Georges Lemoine réédité par MeMo

À son habitude, MeMo réédite l’album en respectant le format et les couleurs de la publication originale, ce qui correspond à la démarche de Christine Morault depuis le début de sa politique éditoriale au service de la réédition d’anciens albums jeunesse de qualité. Cette réédition conserve donc l’album dans son format initial de 29 cm et 32 pages avec un respect absolu des illustrations en couleurs qui n’étonnera pas ceux qui connaissent cette maison d’édition. Seul le titre, modifié pour une traduction proche de l’anglais, et le choix du papier diffèrent. Conformément à la charte éditoriale de cette éditrice, l’impression est réalisée sur papier bouffant, plus léger et plus mat que le papier original, et ces choix valorisent plus encore le grain délicat du travail à l’encre et la palette en demi-tons de l’illustration.

« La transmission est là, entre papier et encres, pour laisser le lecteur ouvrir la porte d’un univers. Le premier langage du livre, c’est sa prise en main, le toucher d’un papier et l’adéquation à chaque fois d’un volume et de la mise en espace des textes et des images. » Christine Morault, entretien[1]

Little Lord Blink and his ice cream castle édité à New York et à Londres en 1971, est illustré aux encres de couleur dans un style esthétique des années soixante inspiré du Push Pin Studio. Il s’agit d’une fable idéaliste de Geoffrey Charlton Perrin, représentative de l’esprit d’une époque, quelques années après que les Beatles se soient mis à voyager en sous-marin jaune : le regard optimiste posé sur le monde invite à une vie de solidarité joyeuse. L’histoire racontée par l’album est celle du jeune et solitaire Lord Blink qui découvre « le vaste monde » grâce à un Grand oiseau Bizarre qui l’emporte sur son dos. Ce périple contemplatif veut lui faire comprendre comment préserver son château de crèmes glacées, qui fond et menace de disparaitre.

En fait, il est envisageable que le message transmis au lecteur par ce récit soit encore très pertinent au moment de cette réédition : le petit Lord au style hippie reçoit une leçon de sagesse et de générosité qui semble animée de l’esprit de 68 mais dont les valeurs de solidarité sont plus que jamais d’actualité, d’autant plus que la fonte du château de glace sous les intempéries trouve une correspondance imprévisible avec les préoccupations de notre début de 21ème siècle.

La place de cet album dans un panorama historique de la littérature de jeunesse du début des seventies est incontestable, notamment grâce à ses superbes illustrations à l’encre dont les originaux sont conservés au musée de l’Illustration Jeunesse de Moulins. Les planches élégantes de Lemoine, aux formes arrondies et aux couleurs douces, installent le récit dans un petit monde onirique où la poésie apparait dès la première double page entre sa représentation de l’arbre qui chante et la petite lune personnelle du prince.

L’illustrateur apporte son interprétation avec des détails graphiques, par exemple avec une grenouille couronnée près de la flaque où se réfléchit l’oiseau en quatrième double-page. De plus il joue sur l’implicite de la fin ouverte avec une petite mise en abyme graphique : la vignette en dernière page montre Petit Lord Blink regardant avec attention dans une longue vue vers un au delà du récit quand le texte lui fait dire : « Je commence peut-être à comprendre quelque chose à cela. » Notons au passage que blink signifie « clin d’oeil » en langue anglaise… Mais Blink est représenté dans un cercle, comme vu par une autre lunette, une sorte d’invitation pour le lecteur à réfléchir sur lui. De plus, il est remarquable que les oiseaux, chers à Lemoine, soient déjà invités dans ce premier album, l’un d’eux est même installé dans cette dernière image ; ce petit détail place ainsi la signature graphique de l’illustrateur.

Ce nouveau venu dans le catalogue MeMo témoigne d’une esthétique des années 70 mais également des débuts de Georges Lemoine qui n’avait pas encore illustré d’album car, en ces années-là, sa création se consacrait à la presse et la publicité. En effet, de 1969 à 1972, il a travaillé au studio Delpire Advico à Paris au milieu de grandes figures de la typographie et de l’image (voir mon article dans le n°1 de Strenae). Georges Lemoine aspirait depuis longtemps à créer des images pour l’édition mais seul Massin, en 1968, lui avait donné cette opportunité avec un ouvrage chez Gallimard. Le célèbre directeur artistique qui admirait les linogravures de l’artiste, lui a alors proposé d’utiliser cette technique pour l’illustration d’un roman Le lion aux portes de la ville,[1] paru dans la Bibliothèque blanche [2], collection destinée à la jeunesse.

L’illustration de ce premier album Little Lord Blink ans his ice cream castle lui est ainsi proposée par Etienne Delessert[3] auquel Georges Lemoine voue une grande admiration et qui travaille à cette époque à New York. La société Good Book Inc. qui conçoit l’album et le publie, est une petite maison dans laquelle Etienne Delessert est associé au graphiste américain Herb Lubalin pour « produire les livres de grands éditeurs ».[4]

Ce premier album est intéressant à plusieurs titres, pour la qualité de l’ouvrage, pour l’histoire de l’album jeunesse et celle de l’illustrateur qui amorce ainsi une amitié avec Etienne Delessert. Ce dialogue donnera lieu à d’autres collaborations remarquables comme, par exemple, une superbe illustration du conte Le petit soldat de plomb de HC. Andersen pour la collection Monsieur Chat chez Grasset en 1983. Et surtout, avec ce petit Lord Blink, Georges Lemoine a enfin pu démontrer en 1971 son potentiel d’illustrateur, carrière qu’il poursuivra dès 1972 pour l’édition, notamment chez Gallimard jeunesse.

C. Plu


  • [1]  Entretien avec Christine Morault publié sur le site Ricochet.org le 21 février 2012 https://www.ricochet-jeunes.org/articles/les-editions-memo
  • [2] M. Renault, Le lion aux portes de la ville, Paris, Gallimard, Bibliothèque Blanche, 1968.
  • [3] Cette collection avait pour ambition, depuis le début des années cinquante, de proposer aux jeunes lecteurs des grands textes contemporains pour la jeunesse : Marcel Aymé, Henri Bosco, Roald Dahl, Joseph Kessel, Henri Pourrat… Elle sera remplacée en octobre 1972 par la collection 1000 soleils. 
  • [4] Etienne Delessert, (1941- ), graphiste publicitaire puis illustrateur d’origine suisse (Lausanne). Il collabore avec l’éditeur Harlin-Quist en 1967-68 et Gallimard à partir des années soixante-dix. Directeur de collection chez Grasset pour Monsieur Chat entre 1982 et 1984, il reçoit le « prix Graphique Enfance » de la foire de Bologne en 1988 pour « Chanson d’hiver » et se consacre à l’édition à New York (USA) depuis. Au sujet de Good Book Inc voir : Etienne Delessert, L’ours bleu, mémoires d’un créateur d’images, Genève : Slatkine, page 163.

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